Le lendemain il revenait prendre le thé chez mère Wang. Elle l'invita à s'asseoir, s'empressant de lui infuser le thé. Il sortit de sa manche un lingot de dix taels et le lui tendit. Que resterait insensible à l'argent en ce bas monde ? A la vue de ce lingot d'une blancheur de neige, les pupilles noires de la vieille se dilatèrent de joie et, tout en s'en saisissant, elle s'inclina deux fois de suite.
Les éléments !
Petit, j’étais solide, je croyais tous ce qu’on me disait, sans émettre un seul doute, d’ailleurs le doute n’existait même pas dans ma pauvre petite tête : j’étais fait de Terre.
Plus tard, j’ai commencé à douter de cette solidité, mais pas totalement, j’ai remplacé les certitudes terriennes et solides, celles qui ne tolèrent aucun écart, par d’autres, plus fluides, faites liquide : j’étais fait de mer !
Puis le vent s’est incrusté en moi, pour secouer et ébranler tout ce magma, fait de terre et d’eau, cette argile aussi délirante que la poésie qu’elle m’a inspiré : j’étais fait de vent !
Puis, ici et maintenant, je me sens proche, extrêmement proche de la flamme qui se consume dans son mystère, du feu qui va à sa propre fin : je suis incandescent !
Al Moda3char !
Lettre à la mer (Léo Ferre).
En Bretagne, le 20 août 1957
J'ai vite fait cette nuit, avec la route qui m'arrivait dans les yeux comme un ciné d'asphalte, j'ai vite fait pour te revoir. L'Aube n'en finissait pas de baîller dans son plumard d'ouate fusain et cette radio allemande qui essorait sur mister Hertz la musique du plan Marschall ! C'était Francfort, je crois, où tu n'es jamais allée, ni moi non plus. Entre deux cris de saxophone j'imaginais Paul Valéry et ses oeillades à ton museau d'éternité, je pensais aussi à la philosophie perverse du homard réclamant son visa pour l'Amérique et se délestant subito de sa carcasse pour finir tout mou et minable dans une gueule à la française. Vrai, la mue de ce pauvre homard dans ce casier, l'année dernière, entre deux gammes, ça n'est pas une des moindres de mes découvertes, sous tes jupons de varech, quand tu foutais le camp là-bas reprendre un peu de sang à la lune... Tu es une galvaudeuse, la mer, et je t'adore.
Moi, je suis né sur ta cousine, la Méditerranée, tranquille, souriante, avec l'accent aussi, bleue certes, plus souvent que toi puisqu'on la teint, à ce qu'on m'a dit, pour les touristes, chaque été...sans doute des combines à syndicats d'initiative ! Bref, ta cousine fait le tapin pour le baccara, on l'a muselée, ce sont les galets qui la retiennent, le sable il y a belle lurette qu'il s'en fout, il traîne à Juan-les-Pins sous le cul des demoiselles. Minable, je te dis, la Méditerranée. Ils ne sont même pas arrivés à en faire une opérette potable. Toi, tu as fait la croche à Debussy...Il est vrai qu'il avait un sacré talent !
Quand j'ai débarqué ce matin tu n'étais pas là, sans doute ton rancard lunaire. Il y avait bien tes cheveux qui traînaient, encore tout mouillés de la nuit, mais ton admirable tête d'écume loin de mes mains toutes sèches des villes farfouillait l'horizon de je ne sais quelle hâte à recoudre des draps de coutil bleu lavasse. Que tu es mystérieuse, la mer ! Où pars-tu loin de moi quand j'arrive tout gris d'essence. Vas-tu regonfler de ton sel quelque baleine danaïde ou te perds-tu en conjectures langoustines ? ... Joues-tu avec ces bateaux riches jusqu'à les démâter ou peut-être cajoles-tu le mousse en lui remplissant la mémoire de sardines hors commerce ! Les rocs jaloux te crachent à la figure et toi tu les lapes d'un coup en les laissant debout dans leur connerie de granit pendant que tu ravales ta vague travailleuse. Tu les pompes, les rocs, tu les écorches pour te broder la dentelle où tu dors le soir avec tes chevaux de marée haute ! Tes chevaux ! parlons-en, ils hennissent à m'en faire perdre toute la musique. Sur tes tringles de rocailles il fait beau les voir dans leurs galops d'équinoxe éructant tes baves d'outre-tombe et broutant les esquifs guignols. " Les chevaux de la mer ne traînent qu'une idée". Tu peux rajouter cette couronne au cimetière marin... ça ne me fera pas faute. La métaphysique, tu le sais, ne fait pas le poids
Tous ces noyés en puissance et qu'on appelle les estivants que font-ils donc avec leur oeillères-chaises-longues ? C'est toi le spectacle et ils sont sur la scène, nègres saisonniers à tirer la couverture, pendant que "tu leur sers la soupe" et des souvenirs de café du commerce. Que tu es bonne, la mer, d'exister pour ceux qui ne te voient jamais! Les jouets en caoutchouc, les petits seaux et les petites pelles, les bouées dites de "sauvetage" aussi peut-être, tout cet attirail impersonnel, te rendent bien plus hommage dans leur candeur inhumaine que le vieux monsieur ventre à l'air, le goujat, qui t'arrime dans ses jumelles ou que la pin-up qui te brasse vers les midis quand tu es repue, calme et désolée. L'idée que je me fais de toi, vois-tu, est d'une autre planète pour ne pas dire d'une autre qualité...
Lorsqu'il m'arrive de parler aux hommes avec un parti pris de sincérité, tiens-toi bien, je dis que je ne t'aime pas, que tu me fais peur, que je t'ai entrevue par hasard au cinéma où à Deauville, quand tu es de service, bref ça fait toujours son petit effet et l'on me demande pourquoi ? avec l'à-propos de gentillesse qui caractérise les "bonnes" relations. Tiens, il n'aime pas la mer, ce petit ! eh bien on va lui demander de s'expliquer... Alors, du tac au tac je leur réponds : " parce que j'ai le même mal qu'elle". Et ils rient à cordes cassées, ah ! ah ! "le mal de mer, le mal de mer..." Ils ne savent pas ce que c'est le mal de vivre, ces imbéciles, pas vrai, la mer ? Ils ne savent pas ce que nous savons tous les deux depuis que l'on sait quelque chose dans cet univers glacé : la certitude que nous ne savons rien, et tu le sais tellement bien toi, que l'idée même d'être la mer te fait continuer à être la mer...
un peu comme moi : l'idée que je suis un homme me fait continuer à être un homme. Moi qui te pense, me dirais-tu, moi qui t'invente et qui te nomme, je pourrai peut-être me bousculer et aller voir ce qu'il y a derrière !
Tu ne peux pas t'acheter un browning pour en finir une fois pour toutes avec tes ressacs et tout le tremblement, moi oui... je peux m'acheter un browning, mais je ne le fais pas parce que j'ai peur, et surtout parce que je suis heureux dans ce que je fais, parce que je ne m'ennuie que lorsque je t'écris, ce n'est pas de l'ennui, non, c'est de la tristesse, parce qu'il faut que je t'écrive une lettre qui composera mon livre qui n'est pas encore composé, parce qu'il ne faut pas que je meure avant d'avoir fini ce que j'entreprends aujourd'hui avec toi et avant même d'avoir écrit beaucoup d'autres choses, avant d'avoir encore fumé des Celtiques à m'en arracher les éponges, pas les mêmes que toi, moi je respire avec, toi tu commerces..., avant d'avoir mangé des kilos et des kilos de spaghettis à l'italienne, expressément cuisinés par mon Amour, chez moi dans ma maison, parce que j'aime la vie et que le mal de vivre, dont je t'ai touché une bribe tout à l'heure, n'est qu'une manie littéraire et que la littérature y'en a marre comme on dit à l'Académie Française.
Vois-tu la Mer, tout ce qu'on a entrepris sur ton dos, depuis que les "artistes" t'ont fait CONCEPT, me donne la nausée car il y traîne toujours quelque malversation poético-commerciale qui rend ta beauté monocorde et inutile. Au fond, tu n'es qu'un ciel mouillé, comme mes yeux, quand je pense à toi sans te mettre sur une carte postale ou dans une symphonie, mais en t'aimant, ce matin, de retour des villes où ça sent l'homme, tout seul dans un coin de la plage, et lisant avidemment le calendrier des marées, seule philosophie que je te concède.
A demain la Mer, dans tes bras.
— Je ne pus trouver la patience nécessaire pour m'empêcher d'aller à la porte prohibée. Je me livrai au diable et ouvris le battant couvert de plaques d'or. À peine étais-je entré dans la pièce que je respirai une odeur extraordinaire, qui me fit tomber à terre de tout mon long et me tint évanoui une heure. Puis j'arrachai mon âme du fond de mes entrailles, fortifiai mon cœur et, me relevant, je pénétrai jusqu'au fond de la chambre. Elle était tapissée de fleurs de safran ; des bougies l'éclairaient, ainsi que des lampes en or et en argent, alimentées par une huile précieuse qui dégageait en brûlant un parfum pénétrant ; quant à la cire des bougies, elle était piquée d'aloès et d'ambre. Je vis d'énormes encensoirs, chacun de la grosseur d'un chamelon, remplis de braise ardente, qui laissaient échapper des volutes d'ambre gris mêlé d'encens, de musc, de cire parfumée et de safran. J'aperçus pour finir, ô dame, un cheval de belle race, noir comme une nuit aveugle, qui avait devant lui une mangeoire de cristal blanc, remplie d'un côté de sésame décortiqué, de l'autre d'eau de rose parfumée au musc. Ses rênes et sa selle étaient d'or rouge.
Tout ce spectacle ne laissait pas de m'étonner et je me dis que cette bête devait posséder une puissance peu commune. Alors Satan m'inspira l'idée funeste de tirer le cheval, de l'amener jusqu'à la porte du palais et de le monter. Je mis ce plan à exécution. Mais quand je fus installé sur le dos de l'animal, il ne bougea pas et resta fièrement campé à sa place. Je le piquai au talon : en vain. Plein de colère, je pris un fouet, dont je lui cinglai les flancs. Sentant le coup, il fit retentir un hennissement aussi puissant que le tonnerre. Il ouvrit alors deux larges ailes, et m'emporta dans les airs, si haut que je ne distinguai plus les objets au-dessous de moi, sur la surface du sol. Après un parcours d'une heure environ, il s'abattit sur la terrasse d'un autre palais et se débarrassa de moi d'une ruade. Puis il me fouetta de sa queue et m'atteignit au visage si cruellement qu'il me creva l'œil, le fit couler sur ma joue, et m'affligea de cette infirmité où vous me voyez maintenant.
4. LE PORTEFAIX ET LES DAMES.
Tous les étrangers qui d'aventure se hasardaient dans ce pays et qui avaient la malchance d'être aperçus dans telle vallée ou sur tel chemin étaient aussitôt conduits devant ce roi, qui les faisait gaver de nourriture et les abreuvait de cette huile dont on les frottait aussi en guise d'onguent. À force de dévorer, leurs entrailles s'élargissaient, leur esprit sombrait dans l'hébétude, leurs pensées s'évanouissaient et ils devenaient comme frappés d'idiotie. On n'avait alors de cesse d'augmenter leur ration de pitance afin de les rendre aussi gros et aussi gras que possible, après quoi on les tuait les uns après les autres avant de les mettre à rôtir sur le feu pour les donner à manger au roi.
Ô toi, qui mendies ta subsistance quotidienne en la cherchant par tous les horizons, ménage tes forces car cette nourriture est bien étrangement partagée entre les êtres ! Elle s'offre à celui qui ne la cherche pas, et celui qui la cherche en est privé, qui s'en va partout le réclamant !
[...] ... Ô Dieu de Trinité
Toi qui m'as délivré de tant de périls,
Et qui m'a laissé faire tant de mauvaises actions,
Protège-moi désormais
Par ta sainte volonté !
Arrange-moi de telle manière,
Déguise-moi de telle façon
Qu'aucune bête, en me voyant,
Ne puisse me reconnaître."
Il incline sa tête vers l'orient,
Il se bat vigoureusement la coulpe,
Lève la patte et fait le signe de la croix.
Il s'en va par monts et par plaines
Mais la faim le fait cruellement souffrir. ...[...]