Dans lémission DES/CONFINES, Maya Ksouri accueille cette fois Darina Al Joundi, comédienne, scénariste et écrivaine franco-libanaise.
Institut français de Tunisie
Ma grand-mère paternelle syrienne passait le plus clair de son temps chez nous. Elle venait d'avoir soixante-dix ans. Elle pouvait passer des heures à enduire ses cheveux d'huile d'olive. Elle avait une poitrine d'une opulence rare. Moi, je rêvais de voir ses seins. Un après-midi d'été, elle s'était retirée pour prendre son bain. C'était l'occasion ou jamais. J'ai ouvert d'un coup la porte. Elle était nue, debout dans la baignoire, les cheveux tout noirs, le sexe tout blanc, sa peau formait des bourrelets infinis. Et ses seins, inoubliables, pareils à des outres, avec une auréole large comme une orange, lui tombaient jusqu'à la taille. J'ai fermé la porte et j'ai hurlé :
- Mamie a des seins de vache, mamie a des seins de vache.
J'ai reçu la première correction de ma vie.
- Mes filles, je sais que vous êtes à l'âge de toutes les tentations et la première c'est la cigarette. Je vous ai toujours dit qu'il est interdit d'interdire dans notre famille. Comme je ne veux pas vous voir fumer en cachette, voilà, je vous offre à chacun une cigarette, vous allez fumer devant moi et vous verrez à quel point c'est immonde et infect et vous y renoncerez toutes seules.
Nous étions toutes les trois alignées sur le sofa du salon. Nous avons tiré sur nos Gauloises sans filtre avant de nous écrier en chœur :
- Papa, c'est magnifique.
Il était livide. Depuis, nous n'avons jamais arrêté. Une semaine plus tard, je découvrais le shit. J'ai fumé mon premier joint et j'ai tellement ri que je voyais la mer plus large et les balles moins mortelles.
Moi, je dansais seule face à mon père. Je lui parlais fort, comme si je voulais le réveiller de sa mort :
— Heureux ? Tu l'as eue ta Nina Simone, tu l'as eu ton jazz, je t'ai épargné le Coran, n'est-ce pas ? Et maintenant qu'est-ce que je fais ? Qui va me protéger contre ces montres ! C'est toi qui me l'as appris : «Méfie-toi, ma fille, tous les hommes de ce pays sont des monstres pour les femmes. Ils sont obsédés par les apparences, ils sont ligotés par les coutumes, ils sont rongés par Dieu, ils sont bouffés par leurs mères, ils sont taraudés par le fric, ils passent leur vie à offrir sur un plateau leur cul au bon Dieu, ils ouvrent leur braguette comme on arme une mitraillette, ils lâchent leur sexe sur les femmes, comme on lâche des pitbulls. Quels chiens !»
Tout à l'heure une de tes ex-maîtresses à voulu t'embrasser les mains. Je lui ai conseillé la bite. On ne sait jamais, elle aurait pu te ressusciter. Elle aurait joué Jésus et toi, Lazare.
- Tu es quoi?
- Je ne sais pas, ma soeur.
- Comment tu ne sais pas ce que tu es? Tes parents ne t'ont rien dit?
- Dis quoi,ma soeur?
- D'où tu étais.
Mon visage s'est illuminé, je commençais à comprendre.
- Si, je suis de Beyrouth.
- Je ne parle pas de ça, ils ont bien dû te dire à quelle Eglise tu appartenais.
J'ai fait signe que non de la tête.
Elle a eu pitié de moi.
- Ils sont morts? Ils sont sourds-muets?
- Non, ma soeur, ils parlent, ils sont vivants.
A ce moment, j'ai compris que j'étais vraiment un hiéroglyphe aux yeux de la bonne soeur qui s'est mise à crier :
- Comment tu ne sais pas, tu es au Liban, chacun sait d'où il vient, à quelle communauté il appartient, nous en avons dix-sept dans notre pays, est-ce que tu es arménienne, grecque orthodoxe, grecque catholique, syriaque, maronite, même les chats connaissent la confession des maisons où ils sont, même un chien sait au flair s'il est tenu en laisse par un Grec catholique ou un Grec orthodoxe. Dis-moi, il vient d'où ton père?
- Il vient de Syrie, ma soeur.
- Et ta mère, elle vient d'où?
- De Beyrouth-Est.
- Et tes grands-parents, ils sont d'où?
- De Ghandouriyeh, ma soeur.
Elle a embrassé sa croix en murmurant "Doux Jésus, une musulmane". Elle m'a pris par le col de ma petite robe blanche :
- Allez, suis-moi, va jouer dans la cour avec les autres. Tu n'as pas droit au catéchisme. Tu es musulmane.
Et moi, je me suis accrochée à sa robe :
- Je vous en prie, soeur Marie-Thérèse, ne me privez pas de catéchisme, j'avale toutes les hosties à moi seule, je connais par coeur toutes les histoires, j'aime la messe, ne me chassez pas.
J'ai vu dans son regard bleu un sentiment de pitié. Elle m'a caressé les cheveux en me posant la question avec une voix très douce :
- Pourquoi tu aimes tant le catéchisme, mon enfant?
Dans un élan de vérité rare, j'ai répondu :
- Pour l'histoire de la pute, j'adore les histoires de putes.
Mon oncle, pour nous guérir de notre "aversion" envers les Israéliens, nous a enfermées dans son salon devant "Holocauste".
- Vous n'aimez pas les Israéliens, vous allez voir maintenant ce que ce peuple a subi.
Nous avions beau lui répéter que notre père nous avait enseigné que tous les hommes étaient pareils, que nous n'avions aucune haine pour les juifs, mais que nous n'admettions pas qu'une armée étrangère vienne nous larguer des bombes sur la tête durant un mois, pendant quatre heures nous sommes restées consignées devant Meryl Streep, avec cette seule question en tête : C'est vrai qu'ils ont souffert, mais pourquoi nous faire souffrir nous?
"Méfie-toi, ma fille, tous les hommes de ce pays sont des monstres pour les femmes. Ils sont obsédés par les apparences, ils sont ligotés par les coutumes, ils sont rongés par Dieu, ils sont bouffés par leurs mères, ils sont taraudés par le fric, ils passent leur vie à offrir sur un plateau leur cul au bon Dieu, ils ouvrent leur braguette comme on arme une mitraillette, ils lâchent leur sexe sur les femmes, comme on lâche des pitbulls. Quels chiens !" (p.10)
Ils me racontait ce que disaient les hommes libanais sur les femmes, comment ils se vantaient de faire sauter leur hymen comme le bouchon d'une bouteille de champagne. Ils ne disent pas dépuceler mais casser, décapsuler, et quiconque "ouvre" une fille, elle lui appartient à vie.
J'ai compris notre vulnérabilité de femmes, on a beau être une vedette, médecin, une célébrité, au moindre faux pas la femme redevient femme, bête de somme qu'on enchaîne comme on veut.
May est née le 11 février 1886, et moi le 25 février 1968. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer. Pourtant, nos histoires n’ont jamais cessé de s’entremêler. Je l’ai découverte pour la première fois lors d’un cours de littérature arabe. Le professeur nous parlait de cette femme qui tenait l’un des plus célèbres salons littéraires. Elle était journaliste et fut le plus grand amour de Gibran Khalil Gibran.
Enfant, j’aimais me retrouver seule, surtout chez ma tante. Elle vivait à Hazmieh, un quartier assez chic qui surplombe Beyrouth. Son jardin donnait sur une autre bâtisse, ancienne, à l’architecture imposante. Il m’arrivait de sauter le petit mur de pierre qui nous séparait de cette grande demeure. Je me promenais alors dans le parc. On y voyait des femmes en robe blanche qui faisaient marcher des gens à l’air fatigué.
C’est là que May a été séquestrée et, des années plus tard, c’est dans ce même genre d’endroit que ma famille m’a fait enfermer.
J’ai été relâchée lorsqu’une grande chaîne de télévision m’a réclamée pour jouer le premier rôle de leur nouvelle série phare.
Mon père est mort le jour où il a compris qu'il n'avait plus d'histoires à me raconter. Je suis devant sa dépouille. Il est nu, au milieu de la grande pièce, recouvert d'un simple linceul blanc. Allongé sur le dos, il a les mains croisées sur le sexe. Je le regarde, il a l'air tellement serein. C'est la première fois de ma vie où je le sens en paix. Je ne regrette pas sa mort. Je savais depuis longtemps qu'il allait mourir parce qu'il m'avait tout dit.