Citations de Ena L. (185)
Pendant que la machine se mettait en route, je me débarrassai de cette jupe trop serrée, puis j’ouvris les quatre premiers boutons de mon chemisier rose poudré. Maintenant que j’étais à mon aise, en chemise et tanga noir à dentelle (mon tiroir de sous-vêtements était fourni et plutôt affriolant, en comparaison de mes tenues strictes), je m’installai en tailleur sur le lit, l’ordinateur logé sur mes cuisses nues.Ma mission numéro un consistait à deviner le mot de passe.Étant donné la vie passionnante que je mène, j’ai dû choisir un truc simple et sans fantaisie.
Tous ces légumes ne me disaient rien de bon, ces falafels et escalopes végétariennes non plus. J’optai pour la solution de facilité : des pâtes, parsemées de gruyère. En définitive, je passai davantage de temps à chercher les ustensiles qu’à cuisiner. Aucun des enfants ne jugea bon de venir me prêter main-forte bien sûr, et pas plus lorsque je mis le couvert pour tout le monde. Le partage des tâches n’existait que dans ma tête, visiblement.
Toutes ces belles qualités que j’étais censée posséder, avaient-elles pu disparaître lors de l’accident ? J’avais envie de vomir rien que d’entendre les mots « gentille » et « réservée ».Pressée d’enterrer ces compliments qui me contrariaient, j’enchaînai sur mes habitudes.
À en juger par ce que je voyais, mon époux avait toujours été extrêmement élégant et impressionnant de charisme. Il n’était pas difficile de comprendre que j’aie été attirée par lui. En revanche, je ne voyais pas bien ce que lui avait pu me trouver. Car, bien que gâtée par la nature, j’avais toujours semblé me cacher derrière des vêtements stricts et démodés, qui me donnaient facilement dix ans de plus. À dix-huit ans, je ressemblais déjà à une secrétaire coincée ! Et bien trop maquillée de surcroît. Pourquoi insistais-je pour peindre mes lèvres d’un rouge aussi vif, quand mes yeux étaient déjà colorés à l’extrême ?
Chaque fois que je tournais un nouveau chapitre de vie, je surprenais le regard de mes parents sur moi, empli d’espoir à l’idée que je puisse retrouver la mémoire grâce à l’une ou à l’autre de ces images. Je vivais leur espoir comme une oppression.L’album suivant m’intéressa davantage, il s’agissait de mes années d’étudiante, à Paris. De nouvelles têtes apparaissaient sur les photos.Le beau brun est peut-être parmi eux…— Tu as toujours été si fidèle en amitié ! souligna fièrement ma mère.
Manifestement, j’avais été heureuse. Mon enfance était comblée de cadeaux, de repas familiaux entre cousins, d’amitiés, de rires et de séjours en montagne ou à la mer. Je semblais très proche de mes parents, y compris à l’adolescence, période au cours de laquelle j’étais d’ailleurs accoutrée comme l’as de pique. Un as de pique heureux malgré tout. Néanmoins, toutes les personnes présentes sur les clichés, qu’il s’agisse d’amis d’enfance, de cousins, de tantes et d’oncles, m’étaient inconnues. Même Daisy, la petite chienne qui avait partagé notre vie pendant quinze ans, ne me disait rien. Bien que je me trouve sur chacune de ces pages, j’avais l’impression de contempler la vie d’une autre.
Cette femme avait l’air adorable et aimante, pourtant ni ses larmes ni ses mots ne me touchaient, c’était comme regarder les belles tirades d’un film, en simple spectateur.Après cette longue séquence sentimentale, mes parents décidèrent de me lâcher, du moins de quelques centimètres, pour s’installer sur l’un des canapés, face à la cheminée. Mal à l’aise, je pris soin de m’asseoir sur celui d’en face, loin d’eux. Candy et Matthieu, sûrement déçus de ne recevoir aucun cadeau, étaient depuis longtemps partis bouder dans leurs chambres.
J’ignorais si Romain était encore fâché contre moi ou non. J’avais parfois l’impression qu’il portait un masque. Un masque qui dissimulerait toutes les émotions de son véritable visage. Il s’apprêtait à disparaître dans le couloir menant à son bureau quand il se retourna brusquement.
encore que les démonstrations d’affection engendreraient un retour de sentiments forts pour cet enfant. Malheureusement, il n’y eut aucun miracle aujourd’hui non plus. Un mur invisible continuait de me séparer de Matthieu. Lui ne s’était aperçu de rien, le câlin et le baiser le satisfaisaient pleinement. Il put retourner s’attaquer à Miel, l’infortuné chat roux de la maison.
Il y a de ces chauffards ! On se demande vraiment où est la police, rouspéta un voisin, dont on n’apercevait que la perruque au-dessus de son portail.Préoccupée et peu encline à échanger des banalités, je l’ignorai pour rentrer chez moi au plus vite. J’étais bien décidée à prévenir mon mari à propos de cette étrange voiture.
Son charmant sourire avait le don de m’hypnotiser. Mes lèvres reproduisirent aussitôt son rictus par un réflexe d’imitation.Ce gars est beaucoup trop sexy pour être psy…
Une mère attentionnée aimera toujours ses enfants, une femme amoureuse retrouvera ce qu’elle a tant aimé chez son mari. Vous avez besoin de passer du temps avec eux, d’apprendre à les connaître, pour pouvoir ensuite les reconnaître. Vous comprenez ?Je faisais des tours avec mon fauteuil pivotant, l’esprit ailleurs. J’écoutais sans vraiment assimiler.
Cette maison est trop grande, trop froide, la télé est toujours éteinte, et je ne me rappelle pas le code de mon ordinateur. Je trouve le petit insupportable. La grande, ce n’est pas beaucoup mieux, c’est un genre de brute qui terrifie tous les gosses du quartier. J’en ai vu un de seize ans pleurer et la supplier de lui rendre son portable. En plus, ils me parlent comme si j’étais à leur service. « Fais-moi un sandwich, signe-moi ce papier, mon T-shirt n’est pas bien repassé… »
Ma meilleure amie me déteste, pour une raison inconnue. Mes autres amis sont principalement ceux de Romain et me calculent à peine. Je porte des fringues affreuses. On mange des trucs fades, genre diététique, avec des légumes dont je ne connais ni le nom ni l’existence. Et il y a pire !
J’ignorais pourquoi, mais je n’aimais pas ce type. Romain voulut continuer les présentations avec le dernier couple de l’assistance, mais il buta contre une petite brune, coiffée de deux tresses. Derrière elle, Matthieu la pourchassait.
J’étais sublime dans cette robe et, je devais l’avouer, Romain était magnifique lui aussi. Nous semblions former un de ces couples parfaits que les autres jalousent. Cette photo d’une complicité passée avait quelque chose de rassurant ; l’évidence de notre amour prouvait que j’étais heureuse avec cet homme.
De nombreux amnésiques sombrent dans la dépression parce qu’ils n’ont pas été préparés au monde extérieur ou à leur retour à la vie quotidienne. On peut vite se sentir dépassé par ce que les autres attendent de nous. Le suivi est primordial.
La perspective de retrouver une maison étrangère, remplie d’inconnus qui observeraient et décortiqueraient chacune de mes réactions, avec l’espoir de se réapproprier celle qu’ils avaient perdue, m’oppressait déjà. Et, bien que mon mari se soit montré attentionné à mon égard et qu’il ait suivi les instructions des médecins à la lettre en s’efforçant de ne pas me noyer sous les souvenirs et de laisser ma mémoire revenir par elle-même, je sentais poindre chez lui une certaine impatience. Voire un léger agacement quand j’oubliais de réfléchir avant de parler. C’était l’un des handicaps liés à mon amnésie : ne pas savoir comment me comporter. J’ignorais qui j’étais, je n’avais pas le moindre indice sur ma personnalité, et ne pouvais me fier qu’au regard de mes proches pour comprendre comment j’étais censée réagir ou penser.
Le cerveau étant un organe très complexe et mystérieux, personne n’était en mesure de dire quand je recouvrerais la mémoire, ni si je la recouvrerais un jour.
d’écrire, d’épeler des mots, de compter à l’envers, de manipuler des cubes, d’écouter des sons, de décrire des images. Verdict des médecins : j’allais bien. Physiquement, je ne garderais aucune séquelle de mon accident, je pourrais marcher, courir, vivre comme avant. Mon cerveau lui aussi fonctionnait à merveille : je connaissais tous les apprentissages de base, y compris des leçons d’histoire complexes ou de géographie lointaine ; je me rappelais jusqu’aux équations à deux inconnues et aux fondements de la République. En revanche, rien de ma vie personnelle ne me revenait.