- Et là-bas, je vais aller à l’école ?
Il me regarde droit dans les yeux et se concentre pour écouter ma réponse. Mon anglais est différent du sien. Il doit faire un effort pour essayer de tout saisir. Il plisse les yeux et avance sa tête comme une tortue.
- Oui. Ça prendra un peu de temps. Le temps que tu apprennes bien le français et que les éducateurs trouvent une école pour t’inscrire. Mais oui, le but c’est que tu ailles à l’école le plus rapidement possible.
Il hoche la tête à nouveau. Ses yeux brillent. Il y a un peu moins de peur et de machettes dedans. Et un peu plus de rêves et de stylos, je crois. J’espère.
Je lui donne un pull et à manger. Normalement, je n'ai même pas le droit de lui offrir un vêtement, ils sont destinés aux jeunes hébergés chez nous. Pour ceux qui sont dehors, on n'a pas de budget pour du vestimentaire. Or la règle est claire : si on donne quelque chose à quelqu'un, on doit être en capacité de donner la même chose à tout le monde.
Par équité, on ne donne donc rien à personne. C'est plus simple. Mais ce n'est pas tenable. Alors, en cas d'urgence, il est toléré qu'on donne des vêtements à quelqu'un qui a froid. J'ai donc le pouvoir d'estimer qu'une personne en face de moi n'a pas assez froid pour avoir un pull. Ou qu'au contraire c'est une urgence et qu'elle mérite donc d'avoir un pull.
Je déteste revoir les jeunes qui ont eu un refus du département. Car ils me forcent à ouvrir les yeux sur l'après. Ils m'obligent à regarder en face les destins qui se sont brisés dans les gonds de la porte que j'ai refermée sur eux. Je ne peux alors ni les oublier ni me faire croire que leur situation va peut-être s'améliorer. Je ne peux que constater que cela ne va pas très bien pour eux. Et qu'ils vendent des roses dans la nuit claire. Quand Moohamad me tend la rose et que ma main hésite à la saisir, c'st que quelque chose dans les épines de cette rose me dit :"Regarde, c'est un peu à cause de toi si j'en suis là."
Il est arrivé avec des policiers, Robel. Maintenant que les policiers sont partis, je lui demande en anglais :
- Ça va ?
- Oui. C’est difficile, un peu.
La fêlure imprimée dans son regard me fait comprendre que ce « difficile, un peu » est un euphémisme. Un euphémisme obèse, même. À force, je commence à comprendre. Ces gamins qui prennent leur envol vers l’Europe sont les rois de l’euphémisme. À voir à quelle fréquence ils l’utilisent, j’en conclus que c’est leur figure littéraire préférée.
Pour moi, le système d'accueil et d'évaluation des mineurs étrangers isolés, tel qu'il est, ne fonctionne pas bien. A partir du moment où l'on sait pertinemment qu'il est impossible de connaître l'âge de quelqu'un, arrêtons d'essayer de le faire sur des critères absurdes. Par contre, il faut retravailler l'accueil des adultes. Aucun adulte n'essaiera de se faire passer pour un mineur s'il a d'autres solutions (...)
Pour bien faire et arrêter de faire moins pire, il faut construire la possibilité d'offrir un meilleur choix à ces personnes qui n'en ont pas d'autres que de chercher à diminuer leur âge. Et sur ce point il y a du boulot...
Souley ne sent plus passer le sang dans sa jambe droite, écrasée sous le poids d’un Camerounais bien plus lourd que lui. Mais il ne se plaint pas et force son visage à camoufler les traits de la douleur. Il a obtenu une place au milieu du plateau arrière du pick-up, ce n’est pas si mal. Il est plus en sécurité que ceux qui sont juste au bord. Ceux-là se tiennent comme ils peuvent à des bâtons coincés à la verticale sur le rebord du plateau. Ils savent qu’ils ne doivent ni s’endormir ni s’évanouir. Ils savent que les chauffeurs ne s’arrêtent pas toujours. Chavirer par-dessus le plateau peut donc signifier mourir ici, en plein désert.
Il se marre. On discute un peu avant qu'il s'en aille. Vingt-sept ans, comme moi. Il a un master, comme moi. Il a étudié à l'étranger pendant une année, comme moi. L'ingénierie chimique. Pas comme moi. Il pourrait être mon pote. Nos parcours se ressemblent. A une chose près : il s'est fait bombarder par les armes de Bachar el-Assad et de Daech. Pas moi. Je suis bretonne et il est kurde. Deux régions à fort potentiel indépendantiste certes. Mais les volontés d'indépendance de sa région se négocient dans le bruit des balles et l'odeur de poudre.
(...)
Salut à toi, Mahmad, et prends soin de toi.
La fatigue, la peur et la mort d’Abdoulaye ont imprimé des fissures rouges dans ses yeux, qui peinent à recevoir les premières images européennes. Le gris est dominant. Le sol, les bâtiments portuaires, le ciel, les yeux de l’homme qui lui demande son identité : gris. Du gris aussi sur sa peau, auréoles d’eau salée séchées. Comme un tatouage créé de force par la mer, comme pour dire qu’elle n’a pas totalement perdu le combat, comme pour rappeler qu’elle a avalé un ami.
Alors je décide d'arrêter. Avant d'être lassée, avant de devenir un monstre, avant d'oublier que ces filles et ces garçons ne sont que des jeunes ayant eu l'absurde ambition de survivre, de trouver mieux ailleurs, d'aider les leurs, là-bas, au bled. Je décide d'arrêter ce travail, de quitter ces jeunes qui m'ont transmis malgré eux des bribes de ce qu'ils sont. Et qui probablement, sans le savoir, ont façonné des bribes de ce que je suis.
Mais voilà, ici les doudounes quechuas et les pantalons transformables en short sont aussi moches qu'ils sont utiles. Ils nous uniformisent. Ici on ne sait plus qui est qui et on n'a rien d'autre à faire qu'avaler des crêpes au Nutella ou des litres de tisane à la verveine en prenant des paris sur celui des deux bouquetins qui va gagner la bagarre devant le soleil couchant. On ne sait pas qui a fait cinq ans d'études, qui s'est entendu dire Je t'aime par ses parents toute sa vie, qui a frappé quelqu'un parce que les insultes avaient ouvert une trop grande blessure, qui s'est levé au milieu d'une nuit d'hiver pour faire la pire erreur de sa vie et qui n'a plus de père depuis longtemps déjà. C'est ce qui donne une gravité inattendue à ces adieux