Nous nous souvenons tous du succès des précédents ouvrages de Mona Chollet comme "Sorcières", "Réinventer l'amour" ou "Beauté fatale". La journaliste franco-suisse propose aujourd'hui un drôle de livre. "D'images et d'eau fraîche", chez Flammarion, est une collection d'images, sa collection d'images. Ces photos, dessins ou encore tableaux qui nous définissent sont aussi une porte ouverte à la réflexion sur la beauté.
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J'ai les moyens d'acheter des livres, mais moins de temps pour les lire. En contemplant les piles qui encombrent l'appartement, j'essaie d'évaluer de combien leur volume dépasse déjà la somme de temps que j'aurai jamais à leur consacrer. Je découvre avec soulagement qu'en japonais il existe un mot pour cela : tsundoku ("acheter des livres et ne pas les lire; les laisser s'empiler sur le sol, les étagères ou la table de nuit"). Auparavant, aucun essai ne me semblait trop ardu si le sujet m'intéressait: je m'installais à la table du salon et je laissais les heures s'écrouler sereinement, soulignant avec soin les passages marquants au crayon et à la règle. En protégeant ma concentration, la pièce autour de moi semblait me seconder dans mes efforts et partager l'émerveillement des révélations qu'ils me valaient. Désormais, la journée ayant épuisé mon énergie intellectuelle, je suis trop fatiguée le soir pour faire autre chose que regarder des séries télévisées. J'aime beaucoup les séries, mais je reste à la porte des révélations. Et un peu à la porte de chez moi aussi.

La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. Elles les amènent à tout accepter de leur entourage ; à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres ; à toujours se sentir coupables de quelque chose ; à s’adapter à tout prix, au lieu de fixer leurs propres règles ; à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, se condamnant ainsi à un état de subordination permanente ; à se mettre au service de figures masculines admirées, au lieu de poursuivre leurs propres buts. Ainsi, la question du corps pourrait bien constituer un levier essentiel, la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences conjugales à celle contre les inégalités au travail en passant par la défense des droits reproductifs.
Les liens tissés au fil des années- amours ou amitiés, d'ailleurs -, nourris du génie propre de chacun, de sa générosité, de ses ressources insoupçonnées, ceux qui font s'entremêler profondément deux existences, sont ce qui donne son sens à la vie, la seule victoire possible sur la mort. L'amplitude temporelle d'une relation amicale ou amoureuse est un cadeau inestimable.
« Je hais les médecins. Les médecins sont debouts et malades sont couchés. (...) Et les médecins debout paradent au pied des lits de pauvres qui sont couchés, et qui vont mourir et les médecins leur jettent à la gueule sans les voir des mots en gréco-latins que les pauvres couchés ne comprennent jamais, et les pauvres couchés n'osent pas demander pour ne pas déranger le médecin debout qui pue la science et qui cache sa propre peur de la mort en distribuant sans sourciller ses sentences définitives et ses antibiotiques approximatifs comme un pape au balcon dipersant la parole et le sirop de Dieu sur le monde à ses pieds. » Peu avant la mort de Pierre Desproges, d’un cancer, en 1988, j’avais éprouvé un flash de reconnaissance à la lecture de ce réquisitoire, prononcé dans le Tribunal des flagrants délires.
Mimer éternellement l'impuissance et la vulnérabilité de l'extrême jeunesse permet de montrer patte blanche dans une société qui condamne les femmes sûres d'elles ; mais cela oblige à se priver de l'essentiel de sa puissance et de son plaisir de vivre."

"Aimer rester chez soi, c'est se singulariser, faire défection. C'est s'affranchir du regard et du contrôle social. Cette dérobade continue de susciter, y compris chez des gens plutôt ouverts d'esprit, une inquiétude obscure, une contrariété instinctive. Prendre plaisir à se calfeutrer pour plonger son nez dans un livre expose à une réprobation particulière. "Tout lecteur, passé et présent, a entendu un jour l'injonction : "Arrête de lire ! Sors, vis !"",constate Alberto Manguel. En français et en allemand, le mépris des "fous de livres", cette créature chétive et navrante, a donné naissance à l'image peu flatteuse du "rat de bibliothèque", qui, en espagnol, est une souris, et en anglais carrément un ver (bookworm), inspiré du véritable ver du livre, l'Anobium pertinax. C'est un fond irréductible d'anti-intellectualisme qui s'exprime là. Ce peu de confiance et de crédit accordé à l'activité intellectuelle se retrouve dans le milieu journalistique. Il explique cette tendance à minimiser l'importance du bagage personnel que chacun se constitue et enrichit continuellement - ou pas - et à faire plutôt du terrain une sorte de deux ex machina.
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Les écrivains, ou les artistes en général, sont aussi les seuls casaniers socialement acceptables. Leur claustration volontaire produit un résultat tangible et leur confère un statut prestigieux, respecté (à ne pas confondre toutefois avec une profession, puisque la plupart gagnent leur vie par d'autres moyens). Il faut le bouclier de la renommée pour pouvoir déclarer tranquillement comme le faisait le poète palestinien Mahmoud Darwich : "J'avoue que j'ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales, je tiens à présent à m'investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c'est-à-dire l'écriture et la lecture. Sans la solitude, je me sens perdu. C'est pourquoi j'y tiens - sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens... Je m'organise de façon à ne pas m'engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes"."
Tout notre imaginaire romantique est fondé sur une forme d'infériorité des femmes et de sa sublimation. Il faut toujours que l'homme soit plus grand. Et que la femme se fasse toute petite pour être aimée.
Mona Chollet
Près de la moitié des femmes (47%) se concentre toujours dans une dizaine de métiers comme infirmière (87,7% de femmes), aide à domicile ou assistante maternelle (97,7%), agent d'entretien, secrétaire ou enseignante.
Or, au Moyen-âge, les Européennes avaient accès comme les hommes à de nombreux métiers, souligne Silvia Fédéreci : " Dans les villes médiévales, les femmes travaillaient comme forgeronnes, bouchères, boulangères, chandelières, chapelières, brasseuses, cardeuses de laine et détaillantes." En Angleterre "soixante-douze des quatre-vingt-cinq corporations comptaient des femmes dans leur rangs3 et dans certaines d'entre elles, elles étaient dominantes."
L’idée que les femmes sont des individus souverains, et non de simples appendices, des attelages en attente d’un cheval de trait, peine à se frayer un chemin dans les esprits – et pas seulement chez les politiciens conservateurs.
Non, décidément, ‘il n’y a de mal à vouloir être belle’. Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être.