Tout ce qu’on voyait sur son pied, c’était un minuscule point noir.
— Il n’y a rien, Mark.
— Ça fait un mal de chien.
Je l’ai embrassé sur le front.
— Mon pauvre ! Je compatis.
J’ai filé dans la cuisine pour déballer nos achats. La porte du frigo a hurlé quand je l’ai ouverte, et lâché une bouffée d’air malodorant. Je me suis surprise à regretter la maison, alors que je ne m’y sentais plus chez moi depuis que des inconnus s’y étaient introduits.
Une nouvelle fois, mes pensées se sont tournées vers les Petit. Et s’il leur était réellement arrivé quelque chose ? Ils étaient menteurs et indélicats, certes, mais ils ne connaissaient sans doute personne en Afrique du Sud. Mark et moi n’étions-nous pas plus ou moins responsables d’eux ?
— Mark ? Tu peux aller voir dans la chambre si tu trouves le numéro de téléphone des Petit écrit quelque part ? Essaie aussi d’ouvrir la penderie. Moi, j’explore la cuisine.
— D’accord.
J’ai attaqué la fouille des tiroirs près de l’évier, découvrant celui du haut bourré de cuillers rouillées et de fourchettes aux dents tordues. Mark m’a crié avoir trouvé la clef de la penderie dans une commode près du lit, mais j’étais trop concentrée sur ma tâche pour lui répondre : je venais de remarquer un morceau de papier coincé dans un angle, au fond du tiroir. Je l’ai attrapé et déplié avec précaution. On aurait dit un fragment de devoir scolaire, un feuillet chiffonné couvert d’une écriture enfantine au stylo-bille bleu et parsemé de corrections au stylo rouge. Le seul mot que je reconnaissais était « bien »
— Steph ?
Mark se tenait sur le seuil de la cuisine, dans une posture un peu bizarre.
— Quoi ?
— Tu devrais venir voir.
Ne pas réussir à me rappeler depuis combien de temps nous sommes ici-bas m’inquiète, même si cela ne peut faire plus de deux ou trois jours. Accroupie au-dessus de ma valise aux entrailles étalées, je me force à rassembler mes souvenirs, à compter le nombre de périodes de sommeil et de repas que nous avons pris depuis notre arrivée, j’essaie de ponctuer cette éternelle obscurité par l’idée d’un lever de soleil, d’un authentique crépuscule.
Quand on connaît l’histoire, on sait que c’est comme ça que ça commence. Les gens… choisissent le chef le plus faible, celui qui les laissera faire ce qu’ils veulent, et puis c’est ce qu’ils font. Ce qu’ils veulent. Tout de suite, les valeurs morales en prennent un coup.
Les oiseaux me manquent, les chevaux surtout, mais, la main sur le cœur, je ne crois pas que ça me dérangerait de voir un rat ou une araignée – ça me donnerait l’impression de vivre encore sur terre, pas dans ce trou dépourvu de vie, couvert de poussière…
Je sens le diable assis dans un coin de la pièce, à me regarder.
J’aurais dû être plus prudente. Depuis si longtemps, Maman m’apprend à être vigilante, à me protéger du danger, et voilà que je dérape au premier sourire d’un garçon. Même si je ne crois pas que Jae lui-même soit maléfique, c’est ainsi que le diable travaille, tel est son pouvoir. C’est ce que dit le pasteur Barnard à l’église : ces jeux, ces livres, ces films sont la grande porte du diable. Il nous décrit les rues d’Amérique où les gens se débattent au milieu de la cupidité et du vice, de la luxure et de la paresse, tout cela parce qu’ils sont drogués par leurs divertissements.
Pour dire la vérité, cette peur est une des principales raisons pour lesquelles elle est revenue chez ses parents quand sa vie s’est brisée, sa carrière achevée. À présent, elle n’est qu’une ex-danseuse étoile de quarante-deux ans, sans enfant, lessivée, dont l’unique but dans l’existence est de protéger sa mère déclinante de son père parce qu’elle n’a pas confiance en lui. À moins qu’elle n’ait toujours été une fifille à sa maman.
J'étais tout à fait sûr d'avoir raison jusqu'au moment où je me suis rendu compte que j'avais tort: c'est toute l'histoire de ma vie, merde.
Le diable trouve du travail aux mains oisives.