Elle faisait dix ou quinze ans de plus que son âge, entre quarante et quarante-cinq ans, sans doute parce qu 'il y a longtemps que personne ne la regardait. Et je ne parle pas du regard empli de désir d'un homme, qui laissait parfaitement indifférente ma mère aussi. Je parle du regard distrait d'un passant, qui semble de peu de poids, mais qui suffit pourtant à remettre une vie entière sur le droit chemin ou, à l'inverse, à la faire dérailler, quel que soit l'endroit où on le croise. (...)
Car c'est le regard de la société, pourrait-on dire, comme si la société était un œil gigantesque en mesure d'attribuer à chacun la place qui lui revient et d'identifier sur le moment ceux qui ne sont pas là où ils devraient être. (p. 59)
Et, au seul souvenir de ces heures, il m'arrive encore de me demander ce qui peut bien empêcher les êtres humains de se concentrer sur la seule recherche des moments d'authentique poésie, sans gaspiller leur temps à accumuler l'argent, le succès ou la reconnaissance sociale. Quoi qu'il puisse nous arriver d'autre dans la vie, il n'y a que les instants où la poésie triomphe qui comptent vraiment, car même lorsqu'elle blesse, la poésie le fait avec une sagesse telle qu'elle rend acceptable, voire désirable, la douleurs que, dans la vie de tous les jours, nous n'arrivons pas à supporter. C'est ce que me font à présent les souvenirs d'une enfance perdue. (p. 86)
Même si c'était peut-être moi, au fond, le seul véritable cannibale: ce qui m'arrivait, en fait, c'est que j'étais en train de grandir et qu'en grandissant je devais apprendre à dévorer les parties de moi qui se révélaient inutiles, à en faire des provisions et à les réserver pour une existence dont je ne pouvais encore prévoir la difficulté. (p. 91)
La sensation de toute-puissance qu'on a à l'adolescence est le plus beau cadeau qu'on puisse recevoir, car elle signifie qu'on peut garder un pied au moins dans l'enfance tant regrettée et dans cet entrelacs indémêlable de possibles non exprimés. (p. 47)
dans tous les cas, le fait est que son apparence vous communiquait une mélancolie féroce et que se balader ainsi, obèse, négligé traînant les pieds, était comme de hurler à la face du monde: Oui, je suis l'incarnation de toutes vos peurs, je suis ce que vous deviendrez un jour si vous perdez définitivement pied. (p.169)
Car à présent ma fuite n'avait plus de but et, malgré mon désir de liberté, à l'évidence j'étais toujours un de ces hommes qui, sans un but, sont incapables d'aller de l' avant. (...)
C'est vraiment dommage que nous, les êtres humains, ne soyons pas exactement comme les arbres , nus et purs jusqu'aux racines (...) même en mourant, il se change en vie pour un autre arbre; il le fait avec l'élégance et la clarté dont seuls les arbres sont capables, dans un silence parfait et le respect de la beauté. (p. 202-203)
Tandis que je conduisais en direction de chez moi, je sentais qu'il ne pouvait rien m'arriver de mal, car tout l'amour est dans les arbres, il y est en quantité inépuisable, pour peu qu'on ait le courage de lever les yeux et de se perdre dans l'entrelacs des choses sans limites qui renvoient les unes aux autres. (...)
(...) car, malgré mes réticences, Pasquale avait fait de moi un homme meilleur. (p. 204)
Ma maladie progresse moins rapidement que celle des autres, me semble-t-il. Et pourtant, parfois, je pense que les autres se souviennent de beaucoup plus de choses qu'ils ne le montrent, mais que c'est juste que ça leur plaît de se laisser aller, qu'ils ne s'efforcent en aucune façon de résister. Par contre, pourquoi je résiste, moi, je ne le sais vraiment pas.
Je ne me rappelle rien de ce que j'ai fait aujourd'hui. Le temps où Baratti et Guido disparaissaient me semblent déjà tellement beau ! A présent, c'est moi qui disparais, petit à petit.
Rien ne compte plus que l'amour de celui ou celle qui nous fuit. J'étais un amoureux éconduit et je portais sur mes épaules la solitude de tout le genre humain que je connaissais, mais également celle des plantes, des animaux et même des étoiles. Je me consolais avec la solitude des mots, que j'inventais afin d'exprimer ce vide et de me donner une contenance.