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Citations de Anchee Min (66)


Il s’est interrompu et m’a regardée longtemps, longtemps.

— Tu es si jeune, et tu es belle. Il est heureux que tu ne saches pas grand-chose.

— Quelles étaient tes relations avec la camarade Jiang-Ching ? Il faut que je sache.

— Au contraire. Si tu ne sais rien, on ne te fera aucun mal. N’oublie pas les ténèbres de la nuit, n’oublie pas de marcher dans le sens de l’Histoire, d’observer comme elle a changé, de voir comment on a réveillé les morts pour les faire parler, comment jamais ils ne se sont plaints de ce qu’on a mis dans leur bouche fétide. La puissance de l’Histoire m’a ensorcelé. Admire l’Histoire.

Sa voix s’infiltrait dans tout mon être :

— Azalée-Rouge naîtra en un autre temps, en un autre lieu, j’en suis sûr, a-t-il murmuré. J’aime Azalée-Rouge. Et toi ?

» Les opéras émanent des désirs inassouvis de Jiang-Ching. C’est par ce même désir que les tragédies anciennes font frémir les âmes, et les civilisations qui suivent. C’est de ce même désir qu’a jailli la flamme de la Grande Révolution culturelle.

Il s’est interrompu, a regardé autour de lui et a repris :

— Je ne vois guère d’amoureux sous les buissons ni de masturbateurs, ce soir ; dommage. Le vent chante si joliment dans les feuilles d’érable que cela mériterait beaucoup d’auditeurs. Imagine les collines vertes et les pivoines roses de mon jardin à Pékin. Imagine-nous assis dans la vallée entre les seins de la mère nature. Ferme les yeux, respire le parfum des fleurs. Garde-le toute ta vie. Ouvre le chemin caché de ton esprit, sois en parfaite communion avec lui. Dis-moi comment le vent souffle sur les nuages.

Je me suis laissée dériver dans sa chaleur :

— Tes mains sont le vent. Dans tes mains, mon corps se fait nuage.

— Je suis ardent, et ma passion a la force de la mort.

» J’ai toujours aimé regarder la fumée s’échapper en volutes de la cheminée du crématorium de la Vue-du-Dragon. Je ne crains pas la mort. Je n’ai jamais fait confiance aux livres d’histoire chinois parce qu’ils ont été écrits par des hommes incapables de désirs. Des gens payés par les générations d’empereurs. Des eunuques dont on avait castré les désirs.

» Je veux que tu vives. Que tu vives ma vie. Tu connais mon désir secret. Garde-le, nourris-le pour moi.

Toute frissonnante, j’ai dit en sanglotant :

— C’est promis.

— Serrons-nous fort. Ne parlons pas.

Nous nous sommes étreints. Je sentais la présence de Yan – nous quittions l’obscurité.
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L’équipe attendait toujours. Immobiles, les feuilles d’érable semblaient écouter ce calme inhabituel. Peu à peu les membres de l’équipe se montraient soupçonneux. Les commérages ont commencé. Les éclairagistes ont bientôt trouvé des excuses pour partir avant l’heure. Les maquilleurs ont suivi. Les autres ont eux aussi trouvé quelque prétexte.

— Nous avons suffisamment attendu. Il faut respecter les gens, disaient-ils tous.

Je me suis assise près de la caméra, à attendre. Le cameraman faisait la sieste depuis la fin du déjeuner. Il n’y avait aucun responsable. L’atmosphère était étrange. Les gens se parlaient têtes collées l’une à l’autre, comme s’ils se mordaient les oreilles.

Le studio s’est plongé dans le silence. Puis les rues. La ville et le pays. L’absence du superviseur signalait un danger. J’essayais d’oublier ce qui m’entourait. J’étais une fourmi rampant sur un wok brûlant. J’essayais de ne pas remarquer que tout près ça explosait. Je m’obligeais à rester calme.

Puis la nouvelle du siècle est tombée. C’était le 9 septembre 1976. Le soleil le plus rouge était tombé du ciel de l’empire du Milieu. Mao était mort. En une nuit, le pays s’est mué en un océan de fleurs de papier blanc. Les gens endeuillés se tapaient la tête contre les portes, les comptoirs des épiceries, les murs. Chagrin dévastateur. Jour et nuit, la radio diffusait la musique funéraire officielle. On manquait d’air.

Comme tout le monde, j’ai reçu des fleurs de papier blanc à porter. Comme les autres, j’en ai accroché à mes nattes, à mon chemisier et à mes lacets. Nous avions l’air de plants de coton ambulants. Le personnel du studio s’est rassemblé dans la grande salle de réunion pour pleurer. Gémissements et sanglots se répandaient comme un vieux gramophone à bout de course. Je n’avais pas de larmes. J’ai enfoui mon visage dans mes mains pour le dissimuler. À travers mes doigts, j’ai vu Soviet-Wong. Elle agitait la tête dans des mouchoirs humides. Elle n’arrêtait pas de se moucher. Et pleurait à larmes que veux-tu. Sur sa jeunesse fanée, pas de doute. Sur tout ce qu’elle n’avait pas eu. Elle fêtait la fin de ses malheurs. Tout en se mouchant, elle m’a regardée en coin. Je devinais qu’elle me perçait à jour. Elle savait sûrement que je ne pensais pas à l’immense perte subie par la nation, mais à la camarade Jiang-Ching.

On a raconté que l’homme avait été assassiné par son épouse. Mao avait été assassiné par la camarade Jiang-Ching. On racontait que la camarade Jiang-Ching avait remplacé le médecin de Mao. Mao avait été empoisonné. La camarade Jiang-Ching lui avait arraché son masque à oxygène. Elle n’avait pas la patience d’attendre qu’il meure. Elle l’avait achevé en lui demandant de signer un certain papier alors qu’il en était à son dernier souffle. Les ragots sont devenus gros et gras, comme un plat de cou de porc.

Les hommes ont commencé à dire qu’il fallait pendre la garce. La garce qui menait le pays. La garce qui avait fait une vie d’enfer aux citoyens. Comment pouvait-on laisser cette plaie diriger le pays ? Qu’on pousse cette chienne dans une jarre d’eau bouillante. Qu’on la noie. Qu’on la découpe en tranches, vivante. Qu’on la sacrifie sur l’autel de nos ancêtres.

Les médias ont publié une photo de la première épouse de Mao, une jeune femme tuée par les nationalistes cinquante ans auparavant. Ils disaient que c’était elle, la véritable épouse de Mao. Cette photographie a été affichée partout. Dans toutes les crèches où les petits apprenaient à dire son nom et à chanter des chansons à sa gloire.

À la retransmission télévisée des funérailles de Mao, on voyait à peine le visage de la veuve du Soleil rouge. La caméra montrait de grosses têtes de vieillards. C’étaient les cadres de la Longue Marche. Hommes au visage bouffi, aux yeux sans émotion. La caméra montrait le visage des proches de la veuve. Ces visages étaient longs et minces. Leur bouche en forme de pyramide était prête à crier :

— Feu !

Le Président gisait dans son cercueil, l’air mécontent. Les représentants du peuple en deuil pleuraient de chagrin. Au matin, le sol s’est ouvert, le cercueil de cristal s’est élevé du sol et le mort a été exposé. Des centaines de milliers de personnes ont rencontré leur sauveur bien-aimé. Toutes tenaient à la main un épais mouchoir. Elles pleuraient, s’essuyaient les yeux, pleuraient, s’essuyaient encore, s’évanouissaient l’une après l’autre sous les yeux des caméras. On les emmenait. Les médias louaient leur loyauté. Le sauveur bien-aimé du peuple était en veste grise flambant neuve qu’il avait dessinée lui-même. Le saint cadavre était enroulé dans le drapeau national, visage peint, vidé de ses entrailles, aspergé d’anticorrosif.

Dans le studio, la foule s’était rassemblée autour d’un nouveau poste de télévision noir et blanc. Derrière l’écran, un slogan pendait encore : « Longue vie au président Mao ! » Ses couleurs avaient la fraîcheur d’une rose d’été.

Les mots « Camarade Jiang-Ching » n’existaient plus. On l’avait rebaptisée la putain, la mule usagée.

Le haut-parleur fixé au tronc de l’érable devant ma fenêtre rediffusait l’enseignement de Mao. L’enseignement d’un mort. La voix du speaker était lisse comme une méduse. Il répétait : « Je ne suis pas dans les yeux de Jiang-Ching. Elle veut être présidente du Parti. Je ne suis pas dans ses yeux. Elle ne respecte personne. Elle va ébranler la paix de tous. Après ma mort, elle va mener le pays au désastre. C’est certain. Je vous avertis, compatriotes bien-aimés. »

Je refusais de m’affoler. La disparition du superviseur m’avait préparée au pire. La nuit, j’attendais. J’attendais le cauchemar.

Il est arrivé un matin. Apporté par Soviet-Wong. Elle paraissait incroyablement jeune et belle. Elle m’a remis un papier muni d’un cachet. Le Parti avait décidé de me renvoyer à la ferme de la Grande-Flamme-Rouge. L’équipe de tournage était dispersée. Une camionnette était chargée de me reconduire à ma vraie place.

Sachant toute parole inutile, je n’ai rien dit à Soviet-Wong. Le train de l’Histoire avait changé de direction. J’ai compris que, sans l’avoir vraiment choisi, j’étais du côté des perdants. J’ai entrepris de faire mes bagages pour la ferme de la Grande-Flamme-Rouge, où je serais prisonnière.
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— J’aime la façon dont ton visage s’éclaire en ce moment. Ne bouge pas. Oui, très joli.

Ses mains jouaient avec mon visage.

— Ton visage possède le caractère héroïque que je cherche. J’aime tant te regarder. Est-ce que ce que je te dis te fait plaisir ? Fais comme les autres, montre-moi que tu apprécies. Ton calme est exaspérant. Cesse, veux-tu ? Je déteste être pris au dépourvu. J’ai remarqué que tu refusais de rire quand les filles gloussaient bêtement. Cela m’impressionnait. Il n’empêche que je ne suis pas encore tout à fait habitué à ton caractère. C’est inné, chez toi. Ce qui est rare. Laver par terre t’a servi de leçon. Le dicton colle à merveille : « Si tu es capable d’avaler la plus amère des pilules, tu seras la plus belle d’entre les plus belles. »

Il me contait l’histoire d’Azalée-Rouge comme si c’était le récit de sa propre vie. Elle était chef de l’Armée rouge, déesse rouge admirée et aimée de tous. C’était l’histoire d’une longue quête spirituelle. Cela parlait d’une foi indéfectible dans le communisme, de l’adoration pour Mao, de l’incroyable volonté de vaincre les ennemis, de l’aptitude extraordinaire des soldats à mener des combats gigantesques.

L’histoire ne me passionnait pas tant que le visage qui parlait en face de moi. C’était une pivoine en train d’éclore. Une pivoine peinte à la main. Les yeux en amande brillaient de tous leurs feux. La peau de porcelaine évoquait l’élégance. Il était homme et femme. Son récit était un mauvais alcool qui coulait dans ma gorge et me grisait de chaleur.

— Voilà ce que je veux voir dans tes yeux, m’a-t-il dit. Un million de taureaux dévalant une colline, le feu au bout de la queue.
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— Qui crois-tu que sont les gens ? Des cadavres ambulants, permets-moi de te le dire. Que connaissent les gens ? La peur, un point c’est tout. Voilà pourquoi ils ont besoin d’autorité. Besoin qu’on leur dise ce qu’il faut faire. Il leur faut un empereur sage. Ça fait cinq mille ans qu’il en va ainsi. Ils croient ce que leurs dirigeants leur font croire. Voilà pourquoi ce sont des formules intellectuelles. Les opéras sont un moyen de modeler leur esprit, de les garder à leur place. Tu saisis ? Je te montre ce que je sais. Je te donne mon pouvoir. Maintenant, quelqu’un d’autre sait exactement ce que je sais. Quelqu’un d’autre va utiliser mon pouvoir pour obtenir ce qu’elle veut.
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— Je veux que tu sois consciente de ce que tu es en train de créer. Tu crées une image qui dominera bientôt l’idéologie de la Chine. Tu crées l’Histoire, l’histoire du prolétariat. Nous rendons à l’histoire son visage d’origine. Dans quelques mois, quand le film sera diffusé dans tout le pays, tu seras l’idole de la jeunesse révolutionnaire. Je veux que tu te mettes en tête cet enseignement de Mao : « Le pouvoir du bon exemple est infini. » Es-tu prête ?
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— Abandonne ta vieille personnalité, montre-toi à la hauteur des espérances du Parti. Sacrifier sa vie pour l’idéal populaire développe l’existence. Je veux ruer le diable en toi. Le diable qui te fait céder à ta faim d’émotions. Oublie ta petite personne. Donne-toi pleinement.
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— Tu devrais être en train de réfléchir au grand film, a soudain lancé le superviseur, interrompant ma rêverie. L’existence d’un vrai héros est comparable à celle d’un funambule. On n’est jamais assez prêt.
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Moi, l’opéra ne m’ennuyait pas, pas plus qu’Azalée-Rouge. J’avais payé un tribut à la ferme de la Grande-Flamme-Rouge pour parvenir à jouer le rôle. Yan et des millions de jeunes se battaient encore avec les sangsues. Y penser me glaçait le sang. Peu importait désormais que les autres apprécient ou non les héroïnes d’opéra de la camarade Jiang-Ching. Azalée-Rouge était devenue ma vie.
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La sortie était prise d’assaut par des gens parlant des dialectes du nord et du sud. Il n’y avait pas grand choix dans ce magasin, mais Shanghai restait le centre de la mode. Ceux des autres provinces venaient tous les quatre ou cinq ans acheter des vêtements qui leur dureraient des générations. Assis sur le trottoir, ils fumaient du tabac en découvrant leurs dents pourries.
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Une importante réunion s’est tenue aux studios. Après quoi, on a remis à chaque unité un document critiquant Chou-En-lai : Confucius. Le gouvernement voulait que les ouvriers lisent entre les lignes et commencent à cancaner à propos du Premier ministre, de sa maladie, du conflit l’opposant à la camarade Jiang-Ching. On nous poussait à mettre en doute sa loyauté envers Mao. Quand est venu mon tour de lire à voix haute, je l’ai fait sans intérêt. Je me moquais éperdument de Chou-En-lai. C’était d’un ennui total. On nous a demandé de faire des commentaires. Les gens ont fait des commentaires. Les commentaires de l’absurdité. Il faut que la Chine reste éternellement rouge : telle était la première ligne de tout discours.
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— Maman, explique-moi ce qu’est l’amour.

— Tu me gênes, tu sais. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut enseigner, parce qu’en l’occurrence ton seul guide est la nature. Il faut le suivre.

Avais-je suivi le guide de la nature ? Yan et moi avions appris de la nature et avions fait ce que nous pouvions, compte tenu de nos exigences. Le fleuve de la jeunesse sortait de son lit alors qu’il m’était interdit d’avoir un homme à aimer. Je devais faire semblant d’être un homme pour elle. Mais je lui ai donné tout l’amour que j’avais.
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Abeille-O-Yang avait eu un avertissement parce qu’elle jouait trop au ping-pong avec un étudiant. On avait rapporté qu’ils flirtaient en frappant la balle. Abeille avait protesté avec vigueur qu’il n’y avait rien entre eux. Soviet-Wong leur avait parlé séparément. Elle nous a convoqués tous ensemble.
— J’ai découvert que le couple n’était pas allé trop loin. Mais je tiens à vous avertir. Un esprit sain est ce qui compte le plus dans la vie.
Tout en l’écoutant, je la dévisageais. Chaque muscle exprimait la vertu. Sa peau était très blanche. Son mouchoir sentait le Baume du tigre. Elle nous a raconté une histoire dont elle avait été témoin. Il s’agissait d’une jeune actrice qui avait corrompu et détruit son propre avenir en ayant une aventure avec un homme plus âgé qu’elle. Soviet-Wong a souligné que cette actrice avait trop lu Jane Eyre. Jane Eyre l’avait détruite.
J’ai immédiatement eu envie de le lire. Pourtant, c’était la première fois que j’en entendais parler. D’après Soviet-Wong, le couple s’était fait surprendre sur la route de la Mare de la famille Chow. Alors qu’ils s’abritaient dans les buissons, tard dans la soirée, un camarade qui passait là a reconnu la femme. Comme le veut le dicton : « Il n’existe aucun mur qui résiste au vent. » Leur méfait n’était plus un secret. La femme a confessé en vain qu’elle regrettait. Soviet-Wong l’avait entendue l’affirmer lors d’un rassemblement populaire. Mais c’était trop tard. Elle a été considérée comme une criminelle pour le restant de ses jours. Désormais, elle nettoyait les toilettes du studio.
— J’espère sincèrement que vous ne suivrez pas cette mauvaise pente, a conclu Soviet-Wong.
Elle a posé son regard sur moi et hoché légèrement la tête. J’avais envie de détourner les yeux, mais je me suis obligée à l’affronter. Je m’imaginais l’homme mûr toucher la jeune actrice dans les buissons. Je savais à qui Soviet-Wong faisait allusion. Je connaissais la jeune actrice en question. Elle était d’une rare beauté avec des yeux comme deux fleurs. Tout le monde aux studios la traitait de prostituée. N’importe qui pouvait plaisanter à son sujet. Les ouvriers faisaient des blagues salaces sur la façon dont ils l’avaient possédée. Elle était une plaisanterie vivante. Étrangement, je ne décelais jamais la moindre trace de tristesse sur son visage. En fait, elle avait l’air fripon. Elle s’en fichait, maintenant. Elle rendait les moqueries coup pour coup. Elle disait aux épouses qui la raillaient qu'elle avait couché avec leur mari. Elle disait aux ouvriers qu’elle avait couché avec leur patron. C’était devenu une vraie putain.
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Je m’attendais à un interrogatoire de la part de Soviet-Wong. Mais non. Elle a eu des entretiens avec toutes les occupantes de la chambre excepté moi. Je me suis dit qu’elle me critiquerait ouvertement. Mais non. Elle parlait à mes camarades de cours d’Azalée-Rouge, de l’énergie passionnante que le film était sur le point de déchaîner. Elle distribuait des morceaux du scénario, mais ne me disait pas quand et quoi jouer. J’étais laissée à l’écart. Personne ne s’occupait de moi. On ne me disait pas ce qui clochait avec moi. Tout d’un coup, je n’ai rien eu à faire. Ma tâche consistait à regarder les autres répéter. J’entendais réciter à voix haute. J’entendais Lance-du-Réconfort dire son texte dans son sommeil. Ma douleur ressemblait à de l’eau pénétrant dans du sable, sans bruit, jusqu’au cœur de mon être. J’avais l’impression de ne plus exister.
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J’ai marché à travers les roseaux. Je me sentais soulagée du poids de ces épreuves. Plus je me sentais privilégiée, plus je me sentais coupable. « J’abandonne Yan », me répétais-je. Comment en avais-je le front ? J’étais venue manger des gâteaux sous le nez d’un enfant affamé. Quelle honte ! « Je lui rappelle sa misère. Je suis une hypocrite. Je suis venue la consoler. Lui parler gentiment ne m’a rien coûté. »
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À la simple mention de « superviseur », tout le monde a affiché une expression de profond respect. J’ai immédiatement perçu l’importance de l’homme en question. Dans ce pays, quand on donne à quelqu’un son titre au lieu de son nom, c’est qu’il est encore plus important que les autres. Par exemple, on appelait Mao, le Président, et Chou-En-lai, le Premier ministre. L’omission du nom de famille marquait le pouvoir que détenait le personnage.
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Au début du printemps 1976, après l’épreuve finale, j’ai été envoyée aux studios de Shanghai dans un cours spécialement conçu pour tester mon aptitude à apprendre. Beaucoup de ceux que j’avais trouvés excellents, comme cette fille à la bouche cerise, avaient été éliminés. On avait gardé les moins doués. Plus tard, on m’a expliqué que Jiang-Ching préférait l’« herbe socialiste » aux « pousses capitalistes ». Le jury pensait que je n’étais guère talentueuse, mais politiquement fiable.
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Lu et moi travaillions épaule contre épaule à longueur de journée. Nous parlions peu. Je pensais à Yan, à la chaleur de son rire. Lu travaillait vite. Sa fine silhouette se déplaçait comme un cabri dans la montagne ; chaque geste était précis et suffisant. Comme un cabri, elle était dotée d’articulations fines qui lui permettaient de courir et de se pencher plus vite. Elle montrait de l’ardeur au travail. C’était une dure à cuire. Mais pour moi elle était comparable aux feux de la rampe : elle brillait dans la nuit, mais quand le soleil se levait elle perdait tout son éclat. Elle s’éteignait sous la lumière du soleil. Et le soleil, c’était Yan.
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Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. La chambre, la moustiquaire, tout me semblait différent. Ce n’est pas là que Yan m’avait parlé, mais la vie et l’air frais étaient entrés quand même. Je sentais la présence du printemps. Pour la première fois, les pousses de bambous sous le lit étaient supportables. Je pensais que j’irais jusqu’à aimer le vert de la chambre. Et Yan ? Elle était dans le lit sous le mien. Je voulais partager tant de choses avec elle. Mais je n’osais lui parler. Le lit de Lu jouxtait le nôtre. Nous, huit personnes, dormant dans la même pièce, compartimentée par nos moustiquaires.

Lu serait jalouse de nous, de notre bonheur mêlé de gaieté. J’aurais voulu pouvoir être son amie. Mais elle n’était proche que de son crâne. Dommage. Pour la première fois, j’éprouvais pour elle de la sympathie. Curieuse sensation. Pourquoi me préoccupais-je soudain de Lu ? À cause de Yan ? Lu avait deux ans de plus que Yan. Elle avait vingt-cinq ans. Elle voulait tant de choses. Elle voulait contrôler notre existence. Que faisait-elle de sa jeunesse ? Les rides s’étaient emparées de son visage. Bientôt elle aurait trente ans, puis quarante, et elle serait toujours à la ferme de la Grande-Flamme-Rouge. Elle disait qu’elle aimait la ferme et n’en partirait jamais. Je me demandais si on pouvait aimer cet endroit qui ne produisait que des mauvaises herbes et des roseaux. Ce n’était pas une ferme, mais la nuit noire. L’enfer. Lu ne disait pas la vérité. Elle en était incapable.

Avait-elle des sentiments ? Comme ceux que Yan et moi avions partagés ce soir-là ? Oui, sans doute. Elle était jeune et vigoureuse. Mais qui osait lui être cher ? Qui lui témoignait d’autre intérêt que la flatterie, provoquée par son pouvoir ? Avec qui partagerait-elle ses sentiments ? Se marierait-elle ? Lu mariée, quelle drôle d’idée. Dans la compagnie, tous les hommes avaient peur d’elle. Ils lui cédaient, acceptaient sa domination. Les hommes se rendaient avant même de l’affronter. La seule apparition de son ombre suffisait à les faire fuir. Ils la traitaient comme une affiche murale. Ils lui témoignaient de l’admiration, mais l’encadraient au mur de leur esprit. J’ai vu la solitude dans les yeux de Lu. Des yeux fixés sur les champs les jours de pluie. Des yeux assoiffés.
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Un jour, j’ai entendu un autre bruit, comme le son d’un ehru, sorte de banjo à deux cordes. J’ai reconnu la mélodie d’un opéra interdit. Elle s’intitulait Liang et Chu. Ma grand-mère la fredonnait souvent. Liang et Chu étaient deux vieux amants que leur amour interdit avait poussés au suicide. La musique décrivait maintenant comment les deux amants s’étaient transformés en papillons et s’étaient retrouvés au printemps. J’étais ahurie d’entendre quelqu’un jouer si bien à la ferme.

J’ai suivi la musique. Elle s’est arrêtée. J’ai entendu des pas. Une ombre a plongé dans le chemin à côté. Je l’ai suivie et j’ai trouvé l’ehru sur un tabouret de brique. J’ai regardé alentour. Personne. Le vent bruissait à travers les motifs de brique. Je me suis penchée pour ramasser l’instrument quand mes yeux ont brusquement été recouverts par deux mains.

J’ai essayé de les ôter. Des doigts ont lutté. Les mains étaient vigoureuses.
— Qui est-ce ?
Pas de réponse.
J’ai tendu les mains en arrière pour chatouiller. Le corps derrière moi a gigoté en riant. Un souffle chaud sur mon cou.
— Yan ?
Elle se tenait devant moi, souriante. L’ehru à la main.
— C’était toi ? Tu joues de l’ehru ?

Elle a hoché la tête en silence. Désemparée devant ces deux images qui se superposaient, celle du commandant et celle de la joueuse d’ehru, je débordais pourtant de joie. La joie d’un désir lancinant enfin assouvi. Une solitude partagée, muée en inspiration. Je voyais en esprit des pétales couleur de pêche descendre comme des flocons et délaver le paysage. Au loin collines et vallées se fondaient. Tout baignait de pureté.

Elle s’est assise sur le tabouret et m’a attirée près d’elle. Elle continuait de sourire sans un mot. Je voulais lui dire que je ne savais pas qu’elle jouait de l’ehru, qu’elle jouait superbement, mais je n’osais pas.

Elle s’est emparée de l’instrument et de l’archet, elle l’a accordé puis, penchant la tête sur l’ehru, elle a fermé les yeux. Après une profonde inspiration, elle a caressé l’instrument de l’archet et a joué les premières mesures de La Rivière.

La musique est devenue un fleuve qui jaillissait dans ma tête. Je l’entendais couler à travers les mers et les montagnes, poussé par les vents et les nuages, dévalant des falaises et des chutes d’eau, rassemblé par des rochers pour se fondre dans l’océan. Yan m’absorbait comme la musique me dévorait. Grâce à l’ehru, j’accédais à sa véritable personnalité. Je me réveillais. Grâce à elle. En terre étrangère, confrontée à un être que je n’étais pas parvenue à connaître, un être que je rencontrais, surprise, et si heureuse pourtant.

Ses doigts couraient sur les cordes, créant des sons comparables à la pluie qui tombe sur des feuilles de bananier. Puis ils se sont arrêtés et elle a retenu son souffle. Ses doigts se sont alors attardés sur la corde. L’archet s’est allongé. Un chapelet de notes est né, traduisant une indicible amertume. Lentement, elle a fait vibrer la corde. Ses doigts ont fait surgir des syllabes tristes. Après une pause, elle a caressé l’archet. Les notes étaient violentes. Elle a relevé la tête, paupières closes. Devant moi se dessinait une image fragmentée : la secrétaire du Parti, l’héroïne, l’assassin, et la magnifique joueuse d’ehru...

Elle a joué Cavalcade, Le frère de l’armée rouge est de retour, et elle a fini par rejouer Liang et Chu.
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Il était important pour moi d’avoir l’air noble vis-à-vis de mes troupes ; cependant, j’ai décidé de faire fi de l’avertissement de Lu. Je sentais que je devais rester du côté de Yan. En la soutenant, j’optais pour le moindre de deux maux dans cette histoire pourrie. Je n’ai pas choisi d’être soldat à la ferme de la Grande-Flamme-Rouge. Je m’y sentais esclave. Yan était ma raison de tenir, ma foi. Grâce à elle, j’avais au moins l’impression de réussir quelque chose, l’impossible, me semblait-il alors, mais c’était déjà ça.

Pour que Yan soit fière, j’assignais à ma section les tâches les plus ardues – répandre le fumier, prendre les tours de nuit, creuser les canaux. Je disais à mes soldats que j’avais pour ambition de faire de notre section la plus célèbre de la compagnie, afin que chacun de ses membres ait les meilleures chances d’être choisi pour faire partie de la Ligue des jeunesses communistes. Les soldats croyaient en moi. Orchidée a même arrêté de tricoter. À la fin de l’année, ma section a été nommée section d’avant-garde et a eu une citation à la réunion de toute la ferme. J’ai été acceptée à la Ligue des jeunesses communistes.
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