La lumière s'éteint presque totalement, une musique agréable pénètre le cerveau de Korg douze et les images apparaissent. Il n'est plus distrait pas la réalité, alors il écoute. D'abord, des paysages défilent, des plages, des montagnes, des prairies fleuries, des lacs, puis des animaux sauvages. La beauté de la planète passe devant ses yeux. Il n'a pas de souvenirs précis, pourtant ce qu'il voit ne lui semble pas totalement étranger. Puis la musique change, elle perd sa légèreté, devient dramatique, la voix explique que si la Terre regorge de magnificence, elle a engendré la pire monstruosité qui soit, l'Homme.
Du temps où j'étais un simple mortel, nous appelions les gens comme toi des utopies. Malheureusement, il y a toujours eu des dominants et des dominés, des faibles et des forts dans l'ancien monde. Le respect et l'égalité étaient autrefois des termes brandis par les exploités dont l'espoir était de se hisser plus près des nantis.
La silhouette de Wanda apparaît, tout en haut, sur le mur, comme souvent chaque matin quand l'aube se lève. C'est comme un rituel pour la jeune femme depuis qu'elle peut aller et venir librement dans la cité. Immobile, le nez au vent, elle regarde les ruines de la ville, en direction de la Tour Eiffel, l'un des seuls monuments autrefois célèbres de Paris qui tienne encore debout.
Korg douze sourit en la regardant, puis se décide à la rejoindre. Quatre à quatre, il monte les marches de l'escalier intérieur de l'enceinte. Il s'approche d'elle et accorde un bref regard aux vestiges avant de lui adresser la parole :
- Qu'observes-tu comme ça tous les matins, Wanda ?
- Tout et rien à la fois. J'aime être là, c'est tout. Je peux penser librement à ce que je veux sans être dérangée en général.
Korg douze est au bord de la panique. Pour la première fois de sa vie, tout au moins celle vécue ici, il a peur de ce qui l'attend. Il demande à Norman ce qui pourrait encore les sauver.
- Aucune idée, lui répondit-il, mais autant t'y attendre, il ne faudra pas hésiter à tuer pour gagner notre liberté. Je te le dis, entre la vie de l'un d'eux et la mienne, le choix est vite fait pour moi.
— Je suis Alménis, votre maître des travaux. C’est moi qui vous apprendrai comment exécuter au mieux votre devoir. Vous resterez ici un an ou deux, suivant votre rythme de travail. Plus vous serez productifs, plus vite vous gagnerez votre ascension. L’identité qui vous a été attribuée est inscrite dans votre main. Certains d’entre vous savent lire, d’autres pas, ceux qui ne reconnaissent pas les signes composant leur nom n’auront qu’à demander autour d’eux.
Celui qui s’est observé dans le miroir ne comprend pas le sens des paroles d’Alménis. Il veut savoir qui il est, rien d’autre ne l’intéresse. Il pose la question, s’étonne aussitôt de sa propre voix.
— Vous êtes tous des humains au premier jour de votre vie, lui répond l’individu. Votre mémoire et votre conscience sont vides. Vous êtes nés de machines, mais vous deviendrez de vrais hommes seulement quand vous aurez rempli votre mission.
Mes pensées tournaient à cent à l’heure dans ma tête, je m’en voulais d’avoir été si naïve, de n’avoir pas vu que j’étais pour lui le pigeon idéal, l’occasion de se faire entretenir au lieu de chercher un autre travail. »
« ce jour-là, je devrai affronter le même flot de souvenirs déplaisants, mais le calme reviendra toujours, je le sais, il ne peut en être autrement. Car il me plaît à penser que si le destin s’amuse à semer d’embûches nos chemins de vie, c’est pour mieux nous faire apprécier les cadeaux qu’il nous envoie ensuite.
Il porta la cuillère à sa bouche, baissa la tête. Il n’avait plus faim, le potage était infâme, mais il ne dit rien. Elle avait sa tête des mauvais jours. Il ne le fit pas exprès, mais une goutte de liquide jaunâtre atterrit sur la table en s’échappant de ses lèvres. Owen fronça les sourcils, il savait ce qui l’attendait. Le coup partit, sans un mot. Elle frappait toujours en silence.
Trois jours plus tôt, il pédalait encore pour les gens de la cité. Chaque minute, chaque action de sa vie, se présentait de manière prévisible et chronométrée, il faisait ce qu’on lui demandait quand on le lui demandait, rien d’autre. C’était il y a quelques jours à peine et pourtant, il a l’impression que c’était il y a une éternité. Un peu comme si le temps n’avait plus la même valeur, comme s’il s’étirait dans les moments de souffrance et s’écourtait quand l’imprévisible prenait le dessus.
Vous êtes tous des humains au premier jour de votre vie, lui répond l’individu. Votre mémoire et votre conscience sont vides. Vous êtes nés de machines, mais vous deviendrez de vrais hommes seulement quand vous aurez rempli votre mission. Je vais vous donner des uniformes, vous montrer là où vous logerez et en quoi consistera votre travail. Les autres vous expliqueront le règlement en détail. Suivez-moi.
Tout avait été fait pour que personne ne soit malheureux, mais l'absence de malheur pouvait elle mener à l'épanouissement, sans individualité.