Une plongée profonde et enchantée dans la manière dont un grand poète-chanteur-musicien, au fil du temps, relie les lieux et les mots pour leur donner leur épaisseur politique et personnelle.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/26/note-de-lecture-ecrire-sur-place-bernard-lavilliers/
Livre né des conversations que Bernard Lavilliers a eues avec Véronique Mortaigne au fil de plusieurs mois, publié en novembre 2023 aux éditions des Équateurs, « Écrire sur place » ouvre une remarquable fenêtre sur certains des processus de création d’un auteur-compositeur-interprète français dont Jacques Higelin, qui s’y connaissait un peu, disait volontiers en privé qu’il était le « plus grand poète » de la scène contemporaine.
Dès ce mot d’ouverture qui résonne en appel à la fois feutré et volontaire, un ton est donné : pour l’artiste si souvent moqué (et parfois cruellement) par des bateleurs n’ayant pas un centième de son talent pour les mots et pour les notes, il s’agit, en toute simplicité, de parcourir à nouveau, sous nos yeux et pour eux, certains des lieux les plus présents dans son œuvre, et de tenter d’y saisir un bout de l’alchimie qui s’y produit pour aboutir à des chansons pour la plupart inoubliables.
Dès « Le Buffet de la Gare de Metz », deuxième piste de son troisième album, « Le Stéphanois », qui lui apportera dès 1975 un premier début de consécration, le lien entre un lieu et le regard qui l’embrasse, le soupèse et le transmute apparaît : lien à la fois instinctif et pensé (il y a rarement autant de légèreté et d’insouciance, dans le choix des angles retenus par l’auteur pour les versions finales de ses textes, que ce que l’on pourrait d’abord imaginer – comme il le soulignera à plusieurs reprises, sous différentes formes, au fil de l’ouvrage), il s’agit bien d’une ancre, d’un poids volontairement assumé (d’une table où l’on reste cloué, ici) qui lie la poésie à un endroit dont il s’agira, à la longue, d’assumer les facettes, qu’elles soient des clichés ou des surprises.
Les quelques pages consacrées à « Fensch Vallée », écrite en 1972-1973 avant de figurer en deuxième piste du quatrième album, « Les Barbares » (1976), illustre parfaitement comment « Écrire sur place » tisse ensemble l’aspect biographique et l’aspect politique à partir de lieux précis ou de destinations prenant valeur d’emblème. Et la mise en résonance, naturelle, avec « Les mains d’or », troisième piste de l’album « Arrêt sur image » (son seizième) en 2001, montre aussi comment s’opèrent certains cheminements à l’intérieur d’une œuvre d’ensemble, comment s’y trament les intentions comme les aléas.
De la Lorraine au Forez, de la Jamaïque à New York, du Brésil (pas n’importe lequel, celui de Pernambuco) à Haïti, en passant par l’Argentine, Bernard Lavilliers voyage, séjour planifié ou coup de tête, nécessité ou opportunité, mais ne rêve jamais, au fond, que de musiques et de rencontres. Immergé dans une monstrueuse culture musicale dont il fait si rarement étalage en public, il tente la chance, souvent si ce n’est sans cesse, de tomber – alors qu’on l’imagine souvent plus boxeur que funambule (mais Jacques Higelin à l’inverse n’aura-t-il pas écrit « Géant Jones » bien avant « Tombé du ciel » ?) – sur un rythme et des notes, sur une histoire musicale, qu’elle soit le fait d’inconnus ou d’illustres, histoire « sur place » dont il s’agira bien de trouver les mots, tout de suite ou plus tard – ce dont son récit à propos de « Sertão », par exemple, quatrième piste de son septième album, « O Gringo », en 1980, donne une illustration doucement flamboyante. En nous racontant, par petites touches, la genèse, construction ou éblouissement (et sans masquer un instant le rôle des lectures à côté de celui des personnes), de fulgurances telles que « la beauté, la violence, posées sur la balance » (« Kingston », 1980), « Encore une fois je pars / Poussé par des alizés synthétiques » (« La malédiction du voyageur », 1981), « La dignité n’est pas votre spécialité » (« Faits divers », 1991) ou « Mais dans cette nuit noire / Qu’on a payée si cher / On coule en dérivant » (« Croisières méditerranéennes », 2017), pour n’en citer que quelques-unes parmi tant d’autres, Bernard Lavilliers nous rapproche de toute sa gentillesse du mystère de la création poétique au long cours – et de son association étroite à ce qu’il y a de plus politique en nous.
Bénéficiant d’une somptueuse mise en page et d’une iconographie pertinente voire rusée, « Écrire sur place » mérite l’attention de bien davantage que les seul(e)s fans de Bernard Lavilliers, et apporte aussi une bien belle contribution au débat de la place de la chanson dans la poésie contemporaine, débat dont Leonard Cohen, Bob Dylan, Siouxsie Sioux, et… Bernard Lavilliers – et tant d’autres, bien sûr ! – auraient dû démontrer à tout(e) un(e) chacun(e) l’inanité depuis longtemps.
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