Maxime Switek reçoit Céline Roux, juge aux Affaires Familiales, qui publie Le juge de trente ans, un livre dans lequel elle défait les clichés en s'arrêtant sur une phrase qui revient régulièrement à la figure des jeunes juges " Vous n'avez pas d'enfants, vous avez trente ans, vous ne savez rien de la vie, et vous pouvez détruire une famille". Pour Céline Roux, être jeune n'a jamais empêché de réfléchir, d'avoir de l'empathie, et de vouloir faire son travail le mieux possible.
Du conflit de voisinage au vol à main armée, de la protection du patrimoine d'une personne vulnérable au viol d'un enfant, d'un dossier de construction à un divorce, les fonctions de juge sont variées. Ce qui les rassemble en un seul et même métier, c'est la prise de décision, fruit de la délibération d'un tiers qui va déterminer la vie d'un autre. Pour nous, décider, ce n'est pas seulement exercer sa volonté, c'est créer de l'irréversible.
Je ne détruis pas des vies, je répare un lien que les gens altèrent eux-mêmes. J'essaie de maintenir du sens, une cohérence, d'introduire de l'histoire dans le chaos d'une rupture. J'essaie d'avoir des mots rassurants, je tiens compte du temps long quand les gens me parlent rebondissements, revirements et querelles, je sers de paravant "c'est le juge qui l'a dit". C'est ce que j'explique aux enfants qui demandent à me rencontrer :
"Si tu trouves que la décision que je vais prendre est injuste, si tu entends tes parents le dire, n'oublie pas que c'est moi, le juge, qui l'ai prise. Ni toi ni eux n'en sont responsables. Ne leur en veux pas et sois en paix".
Pour autant, au fond, je le sais que je peux détruire. Que malgré toutes les précautions que je prends, le spectre de la mauvaise décision n'est jamais une pure vue de l'esprit. Je ne maîtrise pas tout, je sais peu des gens et de leur vie, et raisonne sur un matériau irréductiblement imprévisible et libre.
Etre juge c'est souvent être spectateur d'une chute, témoin des bassesses, explorateur des limites, réceptacle du malheur. Nous ne côtoyons guère que de la souffrance. Elle va se loger partout, revêt des visages multiples.
Un jour, un avocat avait sermonné son jeune client avant l’audience qui devait se tenir dans le cabiner de Julie, lui faisant injonction de se tenir à carreau et de ne surtout pas broncher. Le mineur était entré terrorisé. Pourtant l’audience s’était bien déroulée, il s’était ouvert, la rencontre avait pu avoir lieu. D’après les commentaires de l’avocat à Julie en off, un détail inattendu avait détendu le mineur. Sous le bureau, il avait aperçu deux pieds chaussés de ballerines roses.
(p. 22-23)
La maternité change-t-elle la façon de juger ? Combien de fois Julie s'est-elle entendu dire : "Vous êtes juge des enfants et vous n'avez pas d'enfant, comment pouvez-vous savoir ?" Une mère lui a dit un jour en fin d'audience, alors que la récente grossesse de Julie était encore insoupçonnable : " J'espère que vous aurez des enfants et qu'on vous les prendra."
Au cours d’un interrogatoire, Anne a un jour pris un malin plaisir à répéter mot pour mot des écoutes téléphoniques. Les phrases d’un proxénète dans la délicate bouche d’Anne en accentuaient la misogynie, si besoin était :
- Qu’entendez-vous par “une meuf de cinquante balais, même avec un boul de malade mental, ça va pas le faireˮ ?
(p. 35)