Chiara Gamberale -
Dix minutes par jour
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Je pense(...)à toutes les choses que d'autres font pour nous, à notre place.Faut-il leur en être reconnaissant? Bien sûr. Même si, tout en nous soulageant d'un poids, ils nous ôtent la possibilité de faire des expériences. Est-ce leur faute? Parfois. La nôtre? Toujours.
Çà marche comme çà.
Nous atteignons un point.
Avant ce point, nous avons la certitude absolue, tout est déjà arrivé. Du moins, tout ce qui pouvait donner un peu de sens à notre vie.
Nous rêvions d'exercer un métier : nous n'y avons pas réussi.
Nous rêvions d'exercer un métier et nous y avons réussi : c'est pareil.
Car une seule chose compte : nous l'avions rencontrée.
Nous ne l'avions peut-être pas reconnue tout de suite : c'est pareil.
Quoi qu'il en soit, nous l'avions rencontrée.
L'Occasion.
Existent-ils vraiment, « les lecteurs » ?
Je me pose souvent la question, je me la pose actuellement.
Et si oui, qui sont-ils ?
Cherchent-ils, dans un livre, une personnalité ?
La craignent-ils ?
Réellement, qui sommes-nous ? Je m’inclus, naturellement : qu’est-ce que je cherche dans un livre ? Qu’est-ce que je n’accepte pas ? Qu’ai-je en commun avec tous les passionnés comme moi de Philip Roth ? Dans quelle mesure fais-je partie de l’armée de « ses lecteurs » ? Qu’ai-je de commun avec eux, et que n’ai-je pas en commun, à l’inverse, avec les lecteurs d’Asimov par qui je n’ai jamais été complètement conquise ? Je pense au lecteur d’Asimov, le plus fidèle que je connaisse et à celui qui m’a transmis son amour pour le vieux Philip. Auquel est-ce que je ressemble le plus ? Aux deux. A aucun.
Quand ils font quelque chose pour nous, les autres nous offrent ou en réalité nous enlèvent une opportunité?
Je n’avais rien à perdre : c’était bien là mon problème.
Du coup, c’était l’occasion ou jamais d’essayer.
De commencer le jeu des dix minutes.
Tout est à sa place, je suis à ma place.
J’ai grandi et j’ai toujours vécu à Vicarello, un hameau à une heure de Rome qui dort et s’ennuie au bord de son lac.
J’ai été beaucoup de choses, là-bas : triste, heureuse ; j’ai eu les cheveux au carré, longs, courts ; la rougeole, les genoux sales, j’y ai connu les cauchemars des dix ans, les secrets fous des quinze ; les déceptions des vingt, les stupeurs des vingt-cinq, j’y ai fait les bêtises des dix, des quinze, vingt et vingt-cinq ans, pendant qu’à côté ma mère s’affairait en cuisine, que mon père allait et venait, que naissait mon frère, se promenait un chat, un chien, un autre chien, un voisin, un autre voisin, un autre encore ; je suis tombée amoureuse, on me l’a rendu, puis ensuite plus, j’ai été quittée, puis non, je me suis ennuyée, j’ai été ennuyeuse, désirée, perdue, crétine, épouse. Mais toujours, et en toute circonstance, protégée.
Nous sommes différents, donc. Très différents les uns des autres. Nous lisons par ennui, par curiosité, pour nous échapper de la vie que nous menons, pour la regarder en face, pour savoir, pour oublier, pour apprivoiser nos démons et les libérer.
Parfois, je suis plutôt sereine, parfois très triste.
Je n’ai pas encore de nouvel amour, hélas.
Mais je repense à l’expérience de l’année dernière.
Et alors je me dis que, si dans le monde se trouvent des personnes qui jouent du violon, changent des couches, tournent des vidéos porno amateur, enseignent le hip-hop, jardinent et lisent Harry Potter, parmi ces sept milliards, il y en aura bien une qui n’attendait que moi, dans les dix minutes au cours desquelles je la rencontrerai.
Quand le moment arrive de m’expliquer les vitesses, il se couvre les yeux d’une main pour ne pas voir la violence inutile que je mets à pousser d’avant en arrière ce truc.
- Ça ne s’appelle pas un truc. Ça s’appelle un levier de vitesses. Et tant que tu n’appuies pas sur la pédale d’embrayage, ça ne marchera jamais.
- Tu crois ?
- Je crois.