p.239-40.
Il en est sorti une vision claire. Celle d’un enseignement secondaire devant de toute urgence se renouveler pour s’inscrire dans la modernité et davantage encore dans les valeurs d’égalité et de fraternité. Plus que jamais, il mettrait au cœur de sa pratique le suivi de l’adolescent en difficulté. Il deviendrait, en modifiant ses priorités, un véritable lieu de formation intellectuelle capable de donner des aptitudes utiles à la construction de soi et de son avenir.
p.118-9.
Ces idées toutes faites sur les élèves et la réalité, ce point de départ faussé, montrent que notre école a été conçue, sans le savoir ou le vouloir, par une élite et pour une élite. Au fond, je crois que ses représentants n’ont pas su se décentrer, s’oublier, avec leur facilités, leurs goûts pour l’érudition et la culture dite noble. Tout acquis à l’idée d’un mérite sans nuance et flatteur, ils auront, au passage, sans doute sous-estimé le rôle de leur environnement probablement privilégié.
p.201-2.
Pour remédier à ces défaillances, l’initiative des chefs d’établissement reste une alternative à considérer. Mais faut-il encore que le responsable soit sensible à ce sujet. Je me souviens d’une conversation avec la principale d’un collège qui balaya d’un revers de main mes propositions jugées inutiles. Elle m’expliqua avoir subi, jeune collégienne, les moqueries répétées de ses camarades et en être ressortie renforcée. Sur la base de son expérience, elle jugeait quasi formateur d’être exposé très jeune à la dure réalité de la vie. "Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort" devait être son adage favori. C’est guidés par de tels raisonnements que l’on oublie que le collège et le lycée doivent être des lieux où les jeunes, tous les jeunes doivent pouvoir se sentir en sécurité. Que la loi du plus fort et l’écrasement psychologique du plus faible ne doivent jamais tenir lieu de "formation à la vie". Comment peut-on tomber dans de tels travers de la pensée ?
p.19-20
En revanche, il est un public à qui je déconseille vivement cette lecture. Il s’agit des experts autoproclamés de l’enseignement. Ils partagent plusieurs traits les rendant reconnaissables entre tous : ils n’ont jamais fait cours à des collégiens ou lycéens, ils n’hésitent pas à parler à leur place sans leur donner jamais la parole ; la question des inégalités des chances de réussite à l’école les laisse de marbre ; ils connaissent pourtant Bourdieu et ses travaux mais n’en font jamais mention ; ils considèrent que "l’école n’a pas à aider les jeunes à trouver leur voie" ; ils croient que toute réforme est une régression. L’enseignement d’avant étant paré de toutes vertus, le retour en arrière représente le salut. Enfin, le plus souvent littéraires, ils dédaignent les faits et encore plus les chiffres, préférant proférer leurs belles et grandes certitudes du haut de leur posture de "sachant".
p.210.
Avec une large majorité d’enseignants du secondaire, la force de rappel à la réalité pourra s’exercer dans les différentes réunions face aux universitaires et autres experts. Ces derniers sont, de par leur position, trop enclins à raisonner à partir d’un élève référence largement fantasmé et idéalisé. Cette erreur de perception, à la base des errements de notre enseignement secondaire depuis des décennies, trouverait alors son antidote. Les professeurs travaillant en première ligne savent bien, eux, ce que sont les élèves réels.
p.161-2.
Une règle, presque une loi, ne devrait jamais être méconnue des pouvoirs publics et des enseignants : plus l’école délègue des fonctions aux familles et plus elle prête le flanc aux injustices. Voilà pourquoi l’école de demain, celle que j’appelle de mes vœux, devra manifester une attention toute particulière à cette question si elle veut être à la hauteur de ses valeurs républicaines.
p.239.
Que signifie en effet enseigner quand rien, ou presque, n’est retenu et encore moins maîtrisé au-delà du très court terme ? Que signifie aider, lutter, contre les inégalités quand l’organisation du système n’a même pas prévu de dégager des temps spécifiques pour cela ? La toute dernière réforme en date pour le collège risque fort de manquer là encore la cible, on l’a vu.
p.26.
Combien de talents passés inaperçus, d’intelligences ignorées par un système trop formaté sans doute ? Ce ne sont certes pas des "Mozart que l’on assassine" mais peut-être des électriciens, des informaticiens, des bâtisseurs que personne n’a su voir. On touche ici à l’inacceptable. De combien de richesse humaine, de créativité, se prive la France qui en a tant besoin ?
p.237.
Une phrase un peu mystérieuse de Karl Marx décrit bien mon état d’esprit. À la toute dernière page de "Critique du programme du gotha" en 1875, il écrit "Dixit et salvavi animan mean", ce qui signifie : "je dis ça pour sauver mon âme". Il se doutait bien que ses réflexions avaient peu de chances d’être entendues et encore moins écoutées. Mais l’essentiel était d’avoir parlé, d’avoir été, le temps de l’écriture, en accord profond avec soi-même et un acteur de son monde.
p.56.
Je le sais, dévoiler "l’illusion d’apprendre" représente une menace susceptible d’engendrer des résistances violentes tant les enjeux sont importants. Au fond, je me demande si l’enseignement secondaire ne ressemble pas à une pyramide inversée dont la pointe repose justement sur la conviction jamais remise en cause, que ce qui est appris l’est vraiment et résiste au temps. Bouger cette base étroite et tout est à repenser. L’ultime tabou se situe donc ici, exactement.