Christiane Audibert-Boulloche

A la distance où nous arrivons de ces années sinistres, toute mémoire vivante va s'éteindre. Les souvenirs vont basculer dans l'histoire et le passé deviendra donc l'affaire des historiens de métier, qui, comme le mot l'indique, feront leur métier d'historien, c'est-à-dire qu'ils reconstruiront ce qu'ils n'ont pas connu à partir de ce qu'ils ont pu connaître.
La réalité existentielle de chaque époque est vouée à prendre les traits que leur donnent les générations successives.
S'agissant de la guerre 39-45, le décalage risque d'être d'autant plus grand qu'elle a été suivie et comme recouverte par des décennies totalement opposées, au point de la rendre inimaginable, même incroyable ; du jamais vu et, heureusement, du jamais revu.

La réalisation du rêve de longues années de malheur commençait : ils "mettaient les bouts" ; c'était le début de la fin. Paris s'enfiévrait. Nous ne tenions plus en place. Quelle aurait été notre déception si nous avions su à l'époque le projet anglo-américain de contourner Paris ! C'était à ne pas croire, proprement inimaginable !
Et en effet, les Parisiens se voyaient déjà libérés. Aussi les actes de sabotage se multipliaient. Même si, à la grève des cheminots du 10 août, répondait en représailles l'exécution de plusieurs d'entre eux (18 selon certains), le mouvement se propageait, gagnant l'ensemble de la profession. On attendait l'arrêt du métro.

A ma mère
Ecoute Maman, je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n'a pas supporté
Les livres qu'on brûlait
Les gens qu'on humiliait
Et les bombes lancées
Sur les enfants d'Espagne
Alors on a rêvé...
De fraternité.

Ecoute Maman, je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lui et moi on n'a pas supporté
Les prisons et les camps
Ces gens qu'on torturait
Et ceux qu'on fusillait
Et les petits enfants
Entassés dans les trains
Alors on a rêvé...
De liberté.

Ecoute Maman, je vais te raconter
Ecoute, il faut que tu comprennes
Lu et moi on n'a pas supporté
Alors on s'est battu
Alors on a perdu

Ecoute Maman, il faut que tu comprennes
Ecoute ne pleure pas...
Demain sans doute ils vont nous tuer
C'est dur de mourir à vingt ans
Mais sous la neige germe le blé
Et les pommiers déjà bourgeonnent
Ne pleure pas,
Demain il fera beau.

Gisèle Guillemot, arrêtée par la Gestapo, condamnée à mort, finalement déportée à Ravensbrück puis à Mauthausen.Elle est libérée en 1945.

J'avais quitté Paris depuis trois ans. Rien que l'odeur du macadam était une jouissance oubliée. Sans autos, Paris paraissait plus beau que jamais. L'atmosphère, comme rendue translucide par l'absence des gaz d'échappement, nimbait la capitale d'une lumière inusitée. Quelle émotion ! Nous comparions la vie actuelle à celle d'autrefois. Le sentiment de la précarité de nos existences donnait un prix incroyable à chaque instant. En regagnant Paris, nous retrouvions nos racines, nos marques, et ceux de nos amis encore en liberté.Déjà à cette époque, les déportations allaient bon train. Nous ne les ignorions pas et en pressentions l'issue. L'arrestation de Jean Moulin le 21 juin à Caluire s'était passée, à notre connaissance, dans des conditions difficiles à élucider et qui le sont restées.

Tout au long des événements survenus pendant l'Occupation ou durant la libération de Paris, les épisodes dramatiques et heureux se sont trouvés enchevêtrés : le massacre d'Oradour le 10 juin 1944 et l'attaque de Londres par les V1, en même temps que nous parvenait la nouvelle du débarquement du général de Gaulle à Courseulles le 14 juin. Il effectuait son premier voyage en France , installant le nouveau commissaire de la République, François Coulet, à son poste de responsable pour la Normandie à Bayeux. Alors que les Anglo-Américains entendaient mettre en place leur propre administration ou conserver partiellement celle de Vichy, ils se trouvaient dans les faits pris de vitesse par les commissaires de la République et les responsables administratifs choisis par la Résistance.

Peut-être faut-il rappeler, à nos contemporains fatigués d'arguments politiques où l'on pèse indéfiniment le pour et le contre sans arriver à une décision claire, le bonheur qu'on éprouve à suivre une voie droite, nette. Mettre ses actions en accord avec ses convictions est une affaire de foi. En luttant contre l'occupant, nous étions sûrs d'avoir raison, de mener un juste combat pour le Bien. Nous entrions dans le domaine du danger et de la peur, et pourtant cette période d'absolue certitude reste dans nos souvenirs comme l'une des plus heureuses de notre vie.

Gisèle Guillemot écrira depuis la prison de Fresnes : Lui et moi on n'a pas supporté/Les prisons et les camps/Ces gens qu'on torturait/Et ceux qu'on fusillait/Et les petits enfants/Entassés dans les trains.

Toutes découvrirent que, dans cette lutte si inégale et dangereuse, leur vie, la vie devenait ce qu'elle devrait toujours être, une chose extraordinairement précieuse.

Il faut croire que, si les dictatures réussissent à manipuler les mentalités, elles n'étouffent jamais complètement l'information.