Christophe Lartas

D'autres hommes (de l'adolescent au quadragénaire) au regard constamment agressif et haineux vous fixaient de telle manière que naissait immédiatement en vous une haine bien plus profonde et inextinguible que la leur, et qu'un prurit de massacre, des rêves de carnage, une folle envie de cogner à mort leurs gueules de chiens hargneux, vous démangeaient jusqu'au tréfonds de l'âme.
Mégalopolis

Manger le coeur du poète fait ses délices : c’est là qu’était le vide. Pour cette fois, il n’absorbera pas la cervelle : il appréhende les miasmes de l’esprit qu’empoisonnent les mots. p.12

Ils nous prennent dans leurs gueules fétides et nous mâchent lentement, très lentement, en éjaculant d'aise : nous mettons parfois des heures à mourir. Ils nous pèlent la peau avec des couteaux-éplucheurs acidifiés et rouillés, des racloirs aux lames préalablement imprégnées d'alcool, ou avec ces ponceuses bigarrées et flabelliformes qui ne sont peut-être, tout compte fait, que d'extravagantes plantes carnivores transportées par leurs soins des plus lointaines galaxies...

Persistera-t-il un peu de notre coeur dans les grands arbres foudroyés, les gouttes de pluie violâtres et les fossiles vivants ? Un peu de notre âme dans les vagues filandreuses de la mer et les rocailles ensanglantées ?... Juste un peu de nos rêves dans les fragments de romans, de contes et de poèmes ? les morceaux de violons, de pianos, de hautbois ? les lambeaux de tableaux, les débris de sculptures et les décombres de temples ?... Est-ce trop demander ? Est-ce trop exiger ? Avons-nous tant menti ? Avons-nous tant failli ?... Persistera-t-il un peu de notre coeur dans les plaines fuligineuses, les rivières insalubres et les lagunes pâteuses ? Un peu de notre âme dans la plainte du vent et la fuite du temps ?... Non.

Oui, qu’il se montre, qu’il nous le dise, celui qui voudrait revivre sa vie telle quelle ! Celui qui dans le vrai comme dans le faux trouvait toujours le bon chemin – le chemin de la force intérieure ; qui fut heureux dans le bonheur comme dans le malheur, serein dans le succès comme dans l’échec. Qui fit un accomplissement de tous ses désirs et de tous ses rêves ; assuma toutes les joies et toutes les peines. Celui qui fut soi sans regrets ni remords ; tout simplement soi. Oh ! oui ! qu’il nous le dise haut et fort, celui qui fut satisfait de sa vie !

Toute vie n’est qu’un naufrage, un indicible ratage, et toute enfance la diabolique prémice d’un piège quasi parfait. Les uns voulaient être monarques ? Ils furent ministres, experts-comptables ou mendiants. Les autres voulaient être prophètes ? Ils furent OS, députés ou VRP. Et ceux-ci voulaient être chartreux ? Ils furent comédiens ou écrivains ! Et ceux-là, magiciens ? Ils furent journalistes ou fiscalistes ! – Et vous, vouliez-vous être aventuriers ? Vous le fûtes presque, puisque vous fûtes des bons à rien ! Et vous, bons pères et bons époux ? Vous fûtes des tarés, des jean-foutre ou des roquets ! Et vous, épouses aimantes et amantes pour toujours ? Vous fûtes des nonnes, des pondeuses ou des catins notoires !

Pareils à des scolopendres qui seraient croisées avec des alouates, ou des acarus mâtinés de guêpe, des nuées de monstres jaunâtres et criards s’abattent sur nos derniers refuges et nous massacrent.

La population du globe terrestre comptait donc près de trente milliards d'individus lorsque les premières aberrations se manifestèrent : d'abord des fongosités velues et violâtres, des champignons visqueux et rosâtres, recouvrirent par millions, puis par dizaines de millions, les murs des stations de métro, les gares de chemin de fer, les gares maritimes et les gares routières, les aéroports, puis finalement divers bâtiments municipaux, industriels et commerciaux; les fongosités et les champignons recouvrirent promptement ces remarquables constructions tout en poussant d'affreux couinements.

("Le Cycle")

J'étais ainsi dans l'obligation de me retrouver face à moi-même, et, vu l'incurie morale dont je faisais preuve depuis belle lurette, cela m'était aussi peu plaisant, en somme, que d'endurer jour et nuit la psyché pathologique des habitants de la cité.

Qui a profité de la vie ? qui a bien usé de sa vie ? l’ascète ou le sybarite ? le bilieux ou le jovial ? la superstar ou le cénobite ? le libertin ou l’amoureux ? l’athée ou le juste ? le créateur ou le procréateur ?... Qui a profité de la vie ? Personne. La vie n’est point faite pour que l’on en profite, seulement pour qu’on la subisse – puis qu’on l’accepte, la rage au cœur et la nausée à l’âme.

Ils peuvent également faire de nous des plats de viande à la gelée d’enfants en bas âge, ou des tripes confites qu’agrémentent le plus souvent des cervelles encore palpitantes auxquelles sont reliées, par le truchement de nerfs artificiels, quelques larynx à même de hurler notre souffrance jusqu’à la dernière de leurs bouchées…

Vibrionnons, vibrionnons et faisons la ronde, imbus de notre intellect, entichés de nos infirmités, grisés par notre infortune, au sein de ce monde en perdition. Par cela même que nous sommes configurés — microprocesseurs de chair et de sang — pour jouer notre rôle de même que toutes les entités fantoches de l’Univers, rions, rions, les entrailles tordues de rancœur et de rage, et la bouche amèrement plissée. Tournicotons, tournicotons, fétus de haine, flammèches d’amour, dedans la poisseuse ténèbre d’Ananké, et dissipons-nous à la fin telles des effilochures de nuées pour n’avoir pas su vivre ainsi que des sages ou des anges, puisque les sages et les anges n’existent pas, seulement les démons et les archidémons stupides et mauvais, l’Univers ne se trouvant être en dernier ressort qu’une sorte de tapis persan dont les fils de chaîne et les fils de trame se tissent et se détissent indéfiniment.

Et Azarphaël, au zénith d’un été caniculaire où les êtres humains mouraient comme des mouches, fit son apparition sur la Terre, vêtu de brocart pourpre à étoiles d’or, couronné d’une mitre de diamants, majestueux tel l’ange Raphaël, flamboyant tel l’ange Michel, abasourdissant tel l’ange Uriel. Les foules s’assemblèrent en masse afin d’ouïr ses paroles qui coulaient douces comme le miel d’acacia ou la crème de cassis ; foules avides de protection, de merveilles et de grandes espérances. À changer constamment de forme, mais à prendre toutefois assez couramment celle d’une prodigieuse araignée verte zébrée de jaune, ou celle d’une fantastique araignée blanche rayée de noir, Azarphaël nous berçait de sa voix métallique aux inflexions chantantes ; nous souriait de sa large bouche aux lèvres rouges et ourlées ; nous sondait ou nous ensorcelait jusqu’au tréfonds de l’âme au moyen de ses yeux à l’iris tournoyant.

Azarphaël est venu parmi nous ; il est l’authentique Roi du monde. Les années qui précédèrent son avènement furent le théâtre de bouleversements majeurs ; bouleversements majeurs qui n’avaient pas manqué de mettre à mal les fragiles et subtils équilibres déjà passablement compromis, pour l’essentiel, de la biosphère. Ç’avait d’abord été le rétablissement progressif, par le truchement d’une massive et insidieuse propagande, et de comportements politico-maffieux supérieurement pernicieux, d’un tissu économique et social reposant en premier lieu sur les biens patrimoniaux et les privilèges héréditaires comme aux plus beaux jours des régimes aristocratiques ou féodaux.

Ils savent soutirer nos yeux hors de leurs cavités sans avoir besoin de sectionner le nerf optique (seulement les petits muscles moteurs) – et c’est un vif plaisir pour eux que de pouvoir faire en sorte que nous regardions de l’extérieur nos propres orbites béant hideusement…

Ils les sodomisent si violemment de leur verge hérissée d’épines rouges (qui déchire tout de son va-et-vient de piston) qu’il n’est pas rare de voir celle-ci affleurer de façon hideuse à la bouche sanglante de leur proie.

Une de leurs occupations favorites est de nous tresser sur nous-mêmes, par groupe de quarante à cinquante, comme si nous étions des filets de réglisse ou des bandes de guimauve. Lorsque nos os commencent à craquer, que le sang sourd de nos chairs compressées, il semble qu’elles atteignent à l’orgasme car du liquide mauve gicle à petits jets, ou s’écoule en nappe, de dessous leur abdomen.