Le pire présent qui soit est celui qui abolit toute espérance
« nous avons voulu comprendre comment les acteurs de l’histoire s’approprient le passé et l’actualisent, le fixant pour certains, l’orientant vers le futur pour d’autres, par là même l’interprétant au présent dans une forme de vérité qui conditionne en partie la réflexion sur leur propre devenir ». Extrait de l’avant-propos.
Dans leur introduction, Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey indiquent trois modes d’« intrusions conscientes du passé dans le présent », un relevant du modèle, le second pouvant être défini comme généalogique, le troisième servant à la légitimation de l’action. Trois discours et une « vision close et réductrice du passé ». Les auteures proposent un quatrième mode d’intrusion du passé : « Nous le désignerons ici sous le terme de « référence ». Deux notions, celles de « germe » et « d’origine », empruntées à Castoriadis et à Benjamin, nous ont permis de formaliser cette idée ». Il ya bien sûr des différences entre l’origine et le germe, mais ces notions expriment un rapport dynamique au passé, « un passé toujours inachevé, doté d’une possibilité infinie d’actualisation et qui constitue, au présent, une source d’action ».
Historicité, pensée du possible « à la fois comme part de la réflexion et comme constitutive de l’action », activation des possibles « dans les expériences passées », actualisation d’une idée envahissant et déstabilisant le présent… Origine et germe aident à « penser la façon dont le passé peut advenir dans le présent par-delà la continuité historique ».
Passé porteur d’espoir, qui ne peut être définitivement évacué de l’histoire, étincelle des expériences enfouies, ce qui n’a pas été pleinement réalisé, possibles recouverts ou masqués…
La référence comme association libre, entre présent et passé, « appréhendé à rebours et toujours fragmentaire », hors de toute continuité historique ou de récit linéaire. Référence et dimension politique, inestimable intelligibilité de cette histoire enfouie mais non effacée, force éclairante de ces possibles contenus dans les expériences d’hier. Pour « échapper au tragique re-jeu du passé ».
Je n’aborde que certains articles, n’ayant ni les compétences ni les connaissances sur les différentes périodes analysées.
J’ai notamment apprécié l’article de Gisèle Berkman sur Si c’était un homme de Primo Levi. « La question est donc : comment laisser émerger la référence au passé, lors même que celle-ci se voit, selon un délai plus ou moins long, occultée, recouverte par d’autres modes plus consensuels d’évocation du temps – ceux qui, replâtrant lacunes et discontinuités, leur substituent le leurre de l’homogène et du continu ? ». L’auteure parle des illusions de l’« histoire antiquaire », du passé culturel « encodé et encrypté dans une tradition », des strates de référence, du futur passé et des liens entre Dante et Auschwitz, « On assiste au retour en boomerang du passé mytho-poétique de Dante au cœur du présent concentrationnaire », de « signification urgente, pressante, décisive », des trouées fulgurantes, de pouvoir illuminant. Le titre de cette note est inspiré par ce texte.
« Dès 1789, la Révolution Française est perçue par les contemporains comme une rupture radicale qui transforme l’avenir en horizon incertain ». Caroline Fayolle discute de la réactualisation du passé antique pendant la Révolution française, « Le saut du tigre dans le passé » pour reprendre une expression de Walter Benjamin. Cet auteur nous aide à « penser de manière critique des concepts opératoires en histoire », à nous prémunir contre l’usure dégénérative du temps, à prendre en compte « la réactualisation d’un passé vivant qui continue à s’accomplir dans le présent », à mieux résister à « la catastrophe qui vient ».
« Pour dénaturaliser le présent et sa continuité indéfiniment prolongée, il faut lui opposer un passé qui figure la rupture et le possible ». Déborah Cohen analyse la référence au passé récent chez les révolutionnaires démocrates, ce qui fait que l’impensable « fut non seulement pensable, mais réel », un point d’origine pour un travail d’amélioration à reprendre, les inachevés pour redonner une dynamique au présent.
Au triste « Du passé faisant table rase », il me semble juste de rappeler que « Sous la table rase, les passés »… Quentin Deluermoz analyse les destructions d’églises pendant la Commune. Usages politiques et concurrents du passé, mémoire des lieux et des usages, iconoclasme anti-religieux, récupération de richesses au profit du gouvernement communal, « moines lubriques et fausses messes », réappropriations urbaines, transformation d’églises en club, « c’est-à-dire la transformation d’un lieu où la parole divine, par le relais d’un prêtre, descend vers les fidèles, en un autre, où des hommes et des femmes du peuple s’adressent à leurs égaux », pratiques carnavalesques, laïcisation de l’espace social ou sécularisation de l’espace public, actes plus riches que leur seule réduction uni-causale. Et des interrogations concernant par exemple « la relation entre discontinuité et profondeur temporelle », « modalités de production de sens », « articulation de la référence à une analyse plus sociale » ; dit autrement, historicité et politique…
« prendre date,ouvrir l’avenir, faire sédition dans le fil tranquille de la chronologie ». 1968. Ludivine Bantigny aborde « Le passé présent », « la référence à l’histoire au cœur de l’événement ». Elle revient sur les « Thèses sur l’histoire » de Walter Benjamin. Un texte riche, un support exceptionnel pour la réflexion. Être entendu·es, une « revendication de n’être ni oublié ni enterré », le choc de l’événement, ce qui rompt avec « une chronologie linéaire et placide », la mémoire ouvrière et révolutionnaire de longue durée, 1789, 1848, 1871, 1917, 1936, Louise Michel, la Catalogne libre, le groupe Manouchian, etc., l’élan pour reprendre les engagements, l’histoire comme révolution vivante « dont le cours parfois souterrain et enfoui resurgit au gré du présent », l’événement qui ne célèbre pas mais rend vivant, l’auto-organisation, la grève générale, les occupations d’usines, ces passés plus ou moins proches devenus d’actualité, la mémoire comme « arme contre le pouvoir et ses policiers », les sauts à travers le temps et la temporalité transformée, le temps intensif et ouvert aux possibles contre « le temps homogène, mécanique ». Je n’oublie cependant pas que que les références de certain·es plongeaient dans un passé « stalinien » peu émancipateur…
Je souligne aussi l’article sur la Grande Famine en Irlande, ses traces et les blessures profondes, l’absence de commémorations officielles et la mémoire de la dislocation sociale, la transmission sans bruit et sans éclats, la récupération « des lambeaux de passés, réels ou mythiques, qui permettent de faire face à l’inacceptable ».
C. L. R. James, les Jacobins noirs, les alliances anti-coloniales, Timothée Nay analyse la réception de la traduction des Jacobins noirs en 1950. Révolution coloniale et universalisme, « qui se bat pour la liberté doit défendre l’idée et la pratique d’une émancipation effective pour toutes et tous », légitime auto-détermination des peuples assujettis, cette gauche qui s’« obstine à ne pas considérer le problème colonial », des luttes « dont le cri revient du passé comme en écho jusqu’à demander aux dépens de qui l’unité des prolétaires a été proclamée », le prolétariat « sujet traversé, constitué même d’inégalités », le mouvement révolutionnaire des esclaves se libérant et pointant un impensé du projet émancipateur, « Cette interpellation vise à soutenir les luttes minoritaires et à rappeler aux sujets majoritaires la violence de leur histoire et de leur présent, et leurs responsabilités face à cette histoire ».
Michèle Riot-Sarcey propose en contrepoint, un texte « La modernité, entre utopie et idéologie ». Horizon des possibles ou clôture de la pensée, référence et héritage du passé, historicité de la production textuelle, utopie associée à la référence par sa dimension messianique, part de rêve et d’imagination créatrice, déni de l’histoire par les autorités pour mettre un terme à l’esprit de la révolution, drapeau de la vérité des mots, quête infinie de l’émancipation « incompatible avec l’ordre existant », aspiration à l’élargissement des connaissances, rapport au passé et rapport de sens, transformation interprétative réactionnaire de la révolution en fléau, évacuation des rapports sociaux et unification des citoyen·nes en « communauté fictive », idéologie et parti, substitution de l’émancipation des travailleuses et des travailleurs en émancipation du travail, collectif se substituant à l’émancipation de toustes. Comment ne pas souligner l’incontournable question de Theodor W. Adorno et de Max Horkheimer : « Pourquoi l’humanité orientée vers l’émancipation retombe-t-elle dans une nouvelle barbarie ? ». Et pourtant le souffle de l’émancipation s’est bien fait sentir au temps du « printemps arabe » et subsiste « malgré le massacre des peuples, syriens, en particulier », et, encore le « sens du mot liberté »…
« Les espoirs d’un passé brisé, détérioré par des idéologies de substitution, reprennent paradoxalement vie à la faveur d’une autre catastrophe qui se dessine à l’horizon d’une fin de l’histoire si ardemment souhaitée par le néolibéralisme »
Une autre façon d’aborder l’histoire, de se référer au passé, de refuser les mythes et la linéarité, de prendre en compte les crises et les brèches qui s’ouvrent, de penser les temporalités, de redonner sens à des événements, d’intégrer des éléments moteurs du passé présent à la transformation de l’actuel.
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