Je remercie Babelio pour cette Masse critique non Fiction et les éditions de l'Atelier pour l'envoi de ce manuel,
Pourquoi se référer au passé ? sous la direction conjointe de
Claudia Moatti et
Michèle Riot-Sarcey. Je suis très heureuse de découvrir un ouvrage collectif sur ce thème qui m'a souvent interrogée.
Cet ouvrage se propose d'étudier « comment les acteurs de l'histoire se saisissent du passé et l'actualisent, le fixant pour certains, l'orientant vers le futur pour d'autres ». Cette problématique autour de l'appropriation de la référence au passé débouche sur une étude de cas concrets spécifiques à des périodes données.
Dans l'introduction, les deux directrices posent les trois modalités de recours au passé : analogique, généalogique et légitimante. Ces trois postures, assorties d'exemples détaillés et analysés, permettent de mettre en valeur le mode de la référence, objet de ce livre, définie comme « une tentative d'actualisation du passé inachevé » autour de deux notions, celles de germe et d'origine.
Les différents contributeurs déclinent la référence historique autour de contextes précis, plus ou moins susceptibles, selon les connaissances des lecteurs potentiels, d'illustrer des faits connus ou de faire découvrir des appropriations non soupçonnées.
La première partie développe les figures de la référence et reprend des périodes et des personnages incontournables de l'Histoire : la Rome Antique (par
Claudia Moatti), l'Italie des XIVème et XVIème siècles (par
E. Igor Mineo et Jean-Louis
Fournel), les travaux de
Freud (par
Nicole Edelman)…
J'ai beaucoup apprécié l'étude comparative du chant XXVI de L'Enfer de
Dante et de son utilisation par
Primo Levi dans
Si c'est un homme de
Gisèle Berkman ; cela m'a rappelé ma reprise d'études en Master et un séminaire sur le recours à
Dante dans les moments de crise historique pour dire l'indicible, quand le souvenir du chant d'Ulysse dans l'effort de l'auteur pour retrouver la mémoire des vers, dans un besoin impérieux de parole, lui redonne une forme d'humanité.
Pourquoi les révolutions trouvent-elles une forme de légitimité dans le passé alors qu'elles sont censées marquer des ruptures ? C'est l'objet de la deuxième partie au fil d'exemples tirés de la Révolution Française avec le rappel de l'Antiquité grecque et romaine (par
Caroline Fayolle) ; l'analyse est étayée par les travaux de
Karl Marx et de
Walter Benjamin de la Rome revisitée aux sources de conflits entre les diverses interprétations politiques. le passé peut ainsi devenir une arme redoutable pour les futurs révolutionnaires…
Sans remonter aussi loin, la référence au passé récent sert aussi de moteur d'action (par
Déborah Cohen) ; ainsi les thermidoriens ont-ils eu la volonté d'effacer la période révolutionnaire toute proche. L'auteure cite ici, entres autres les théories de Babeuf, évoquant même « une utopie pragmatiste ».
J'ai trouvé particulièrement intéressante la sous-partie sur les destructions de lieux de culte et des biens religieux pendant la Commune de Paris, développée par
Quentin Deluermoz. Ces actions populaires performatives interrogent les historiens.
Enfin, une étude de
Ludivine Bantigny du mouvement de 1968 démontre son rapport avec le Front populaire, perçu comme un repère à développer, une forme d'inachevé à continuer dans un écart temporel à l'échelle de la vie humaine. La période heureuse du Front Populaire a été brisée par la deuxième guerre mondiale ; ce traumatisme récent auquel s'ajoute la guerre du Vietnam cristallise l'impuissance et la colère des jeunes gens, même s'ils ne l'ont pas directement vécu : ainsi, par exemple, ceux qui soutiennent les Américains sont assimilés à des « collabos », les yankees à des nazis…
La troisième partie met la référence historique en débat. Les thèmes choisis sont assez disparates…
Il est d'abord question, sous la plume de
Laurent Colantonio, de la grande famine en Irlande, au milieu du XIXème siècle ; en 1945, l'état irlandais lance une enquête d'envergure pour en commémorer le centenaire ; un corpus de 3 500 questionnaires est ainsi recueilli qui sera véritablement exploité dans les années 1990 et suivantes pour livrer de précieux détails sur la société irlandaise des descendants des personnes touchées par la famine, une « mémoire de la dislocation sociale », une interprétation de la transmission.
Dans une deuxième sous-partie, Annick Lempérière évoque des expériences sociales sud-américaines d'inspirations variées, messianique pour la révolte des indiens de 1810 au Mexique, utopiste et révolutionnaire pour les actions de Francisco Bilbao au Chili qui incarne un certain esprit de modernité républicaine, progressiste en Colombie et encore au Mexique. L'utopie forgée par Bilbao, forte d'une république agnostique, autonome et responsable, reste d'actualité dans l'Amérique Latine contemporaine.
Le troisième exemple, traité par Timothée Nay, s'articule autour du jacobinisme noir à partir de la révolution de Saint-Domingue, telle qu'analysée par
Cyril Lionel Robert James, intellectuel et militant antillais, en 1938. Il s'agit de mettre en lumière les rapports entre les luttes des noirs et des blancs ; le rappel du passé se veut didactique pour soutenir les combats minoritaires et garder en mémoire le degré de responsabilités des puissants.
À nouveau en Amérique Latine, mais en Argentine cette fois, Marianne Gonzalez Alemán analyse la réappropriation du passé révolutionnaire, entre révolution et régénération, dans un contexte de crise économique mondiale lors du coup d'état du 6 septembre 1830.
La figure du martyr, d'inspiration religieuse, marque les imaginaires. C'est une thématique souvent reprise dans l'actualité contemporaine.
Kmar Bendana la revisite à la lumière de l'évolution récente de l'histoire tunisienne, quand le politique et le religieux se conjuguent ensemble, et démontre comment le kamikaze japonais est peu à peu devenu une arme de guerre médiatique à travers notamment le cas de Bouazizi, immolé par le feu en 2010, qui fait resurgir une série de morts héroïques rattachées à l'histoire de la Tunisie. Entre commémorations, requalifications, formes de reconnaissances, sacralisation, patriotisme et religion, la référence au martyr est toujours réactivée par les conflits internationaux.
Ce manuel ne propose pas vraiment de grande conclusion générale. À la fin de la troisième partie qui ouvre le débat,
Michèle Riot-Sarcey livre un « contrepoint », une nouvelle piste de réflexion, des éléments de travaux en cours et appelle de ses voeux une « modernité créatrice ».
Cela m'a rappelé à la fois le mythe de renaissance, les rites de recommencement quand il s'agit de revivre de l'intérieur l'expérience de la première acquisition d'un dispositif culturel et le profond désir de ne pas renouveler les erreurs et les tragédies du passé.
Voilà une lecture bien studieuse, parfois difficile, mais particulièrement enrichissante. J'ai essayé dans ma critique de lectrice de donner une idée des problématiques et des exemples traités, bien en deçà de la densité de ce livre. Les travaux de ce collectif d'historiens s'adressent à des lecteurs avertis, étudiants, universitaires, etc.
Je reconnais avoir eu une approche plus littéraire qu'historique dans ma lecture, rapprochant mon ressenti de travaux personnels sur la réécriture de l'Histoire dans les oeuvres de fiction. Ce livre va donc rejoindre mon étagère de théorie littéraire et je sais que je serais amenée à le consulter de temps en temps.