Citations de Elisabeth Foch (148)
La lecture de Peter Matthiessen réveille de précieux instants d'altitude. On se souvient des cols atteints avec la conscience de les franchir pour la première et la dernière fois, de rencontres uniques : une petite fille qui, pour remercier d'un crayon offert, ramasse une poignée de terre qu'elle baise avant de l'éparpiller aux quatre vents, des sherpas qui considèrent sacrilège de cueillir les fleurs sauvages. On revoit des flocons tourbillonner au fond d'une gorge, des regards de lichen fauve dans la grisaille des pierres.
Le souffle du marcheur et le souffle cosmique se mêlent : il y a tout lieu de penser qu'ils ne font qu'un.
Lorsque le paysage défile et que le pouls s'accélère comme celui d'un nouveau-né, le regard perçoit l'ordinaire du chemin dans toute sa fraîcheur, dans toutes ses vibrations.
L'expérience des photographes passe aussi par cette intelligence du corps qui convainc bien mieux que bien des discours. a force de fréquenter les sentiers scabreux, l'oeil voit en faisant l'économie de toute intention esthétique.
Entre les chemins qui se nichent au creux des gorges, ceux qui zigzaguent dans les pierriers, traversent de grandes nappes d'ombre pour atteindre le col convoité telle une clé qui ouvre de nouveaux horizons, il faut évaluer le paysage, deviner son ossature, oser un itinéraire, tant géographique qu'intérieur.
Marcher, respirer, observer; tout le reste n'est que calcul d'arpenteur.
Marcher apparaît comme une tentative d'habiter le monde et constitue souvent les prémices d'une pensée : "Mon esprit ne va si les jambes ne l'agitent", écrit Montaigne. Comme si pour mieux vivre, l'homme devait s'inspirer pas à pas de l'esprit des lieux.
Le corps prend la mesure de la pente, éprouve les énergies ambiantes, plus franches en altitude que dans les turbulences de la vallée.
Chaque pas produit un modeste changement d'horizon.
Toute ascension commence par une marche d'approche : le sommet paraît d'abord inaccessible, la végétation oppressante, les sentiers incertains, le sac trop lourd, les chaussures inconfortables.
Dans les hauts lieux de l'Himalaya bouddhique, l'élément spirituel a été recherché dans une harmonie parfaite avec la nature appréhendée non plus comme une abstraction mais comme une expérience directe des mouvements célestes qui scandent le rythme de la vie.
L'ombre de la montagne apparaît comme la substance même de l'image et de la fête qu'elle représente.
A pied d'oeuvre, on ne distingue plus le marcheur du photographe. L'un et l'autre puisent aux mêmes sources.
A force de se raboter aux pierriers, aux éboulis, aux falaises, aux arêtes, aux sentiers tarabiscotés et autres délices d'altitude, ils se sont abandonnés aux énergies du paysage, sont entrés en résonance avec d'invisibles forces et ont fini par rencontrer "leur" montagne, celle qui semblait les attendre pour déciller leur regard.
La montagne est l'axe par lequel l'homme peut s'élever vers la spiritualité et la spiritualité se révéler à l'homme.
La simple vue d'un sommet réveille nos ardeurs engourdies et nous défie.
Toujours est-il que face à une montagne, on éprouve un sentiment d'émergence, comme si l'on reprenait à son compte tous les grands mythes fondateurs.
Depuis toujours l'homme se laisse happer par ce quelque chose d'inexploré qui appelle à l'action ou à la contemplation.
Prendre la pente par les cornes, passer le col et changer d'horizon répond à un besoin vieux comme les pierres.
Un même nom, Atlas, désigne à la fois le dieu archaïque soutenant les colonnes du ciel, une chaîne de montagne, la vertèbre cervicale qui achève la verticalité de l'homme et un ensemble de cartes géographiques.