Rien ne s’est effacé pourtant. On fixe quand on aime. Un jour
de vacances, on était en rando tous les deux. Tu m’as tendu deux
feuilles et tu as pris les tiennes. « Pas pour le bac, ça, mais pour
après. Lis ! » Nous avons lu, un après l’autre, assis sous un chêne à
manger des fruits secs. Tu as commencé :
— Château, roulotte, chaumière. Chacun vit enfermé.
Mais on peut ouvrir les fenêtres, baisser le pont-levis, partir
en visite, découvrir les autres, s’arrêter, voler ! Ah, c’est si
bon de sauter le mur et dormir à la belle étoile !
Je ne connaissais pas le texte, mais je trouvais ça beau, alors je
continuais à le lire, à me l’approprier :
— Il faut un certain courage, vous n’avez pas peur ?
Et nous avons enchaîné, comme si c’était la vraie vie :
— Peur de quoi ? Ce qui est connu, je le connais. Ce qui
est inconnu, je cherche à le connaître… À part ça, j’ai des
amis.
— Qui ?
— L’humanité.
Un post-it vert en forme de sapin était collé au dos d’une
grande pochette qui accompagnait la lettre de kraft. Ma Grand’ le
tendit à Janelle qui le lut.
Illusion : petit mensonge gentil qu’on se fait à soi-même. Il
nous permet de croire le plus longtemps possible que le rêve est
réalité.
Garder ses illusions : continuer à croire à ce qui n’existe
pas vraiment, mais qui nous fait rêver et nous maintient en vie.
Vous êtes là à vous impatienter pour continuer votre fête et vous, les petits pour découvrir le contenu des paquets. Mais avant, vous allez écouter et répéter après moi ces trois choses élémentaires, comme à l'école Jakez, je compte sur toi pour qu’ils se les répètent, les grands, quand je ne serai plus avec vous.
La première : réfléchissez ! À quoi croyez-vous vraiment dans votre vie ?
La deuxième : est-ce que la famille, c'est réconfortant ou embêtant ?
La troisième : les vieux, les nôtres ou pas les nôtres (je ne sais pas où je me situe ce soir), comment peut-on les rendre plus gais quand ils ne le sont plus ?
Cet homme, qui n’était pas mon grand-père, mais qui lui ressemblait dans sa manière de revivre le passé en y incluant toujours les autres, d’abord les autres, pour leur redonner une vie, avait dû être courageux, peut-être exemplaire ; avait-il failli une seule fois, par la peur, le retrait, l’esquive ? Avait-il tué de sang-froid ?
Il faisait froid à Manosque. Le couple de bronze à l'entrée du cours l'attestait. Attachants, ces jeunes paysans transis, figés pour toujours dans leur attitude et humbles sous leurs pauvres vêtements. Le commissaire sentait arriver les vrais tourments de l'hiver jusque dans son bureau...
"Sur ce point, il faut dire que chaque fois qu’Antoine écrivait une lettre, il la recopiait vite, entre deux assauts, pour lui-même. Manie ou instinct de survie ? Ces courtes missives (je répète son mot à lui, missive, un mot qu’aujourd’hui on ne dit plus beaucoup), il les avait conservées plus tard, roulées serrées, dans des boîtes en fer-blanc de Blédine, bleue et beige, que j’ai gardées."
Chère famille que j'aime,
Je n'arriverai pas à temps chez vous cette année. Ne m'attendez pas. Je ne suis pas fâché, qu’on se le dise. Un peu déçu quand même par ce monde …/… Restez éveillés et opposez-vous à tout ce qui rabaisse l'homme ; je vous expliquerai plus tard, pour l'instant c'est Jacote qui est ma plus grande élève, écoutez-la vous parler du quotidien !
Père Noël, décembre 2015.
"À la fin des vacances, je reprends les petits agendas de Pauline. Tous rangés dans une boîte à chaussures. Sur la boîte, elle avait écrit : A. Je devrais trouver une boîte B, une boîte C sans doute, mais Old Titch’ les a peut-être fait disparaître. Non pas qu’il soit particulièrement curieux de la vie des autres, mais il fait souvent du vide dans le grenier « se dépouiller, le plus rapidement possible, sinon on regrettera de partir » dit-il, convaincu qu’il détient le bon sens, et qu’il le détient pour tous ceux qui n’en ont pas, c’est-à-dire nous."
"Louise, fais le compte, reprends ton score de ce soir. Il est imparfait. Comme chacun de nous ici, comme tu l’es toi-même. Ta forteresse n’est que de façade. À la fin des fins, elle te servira à quoi ? Ton âme, même si tu penses que tu n’en as pas, ne pourra plus en sortir pour servir les autres. Fais un deuxième calcul, celui des années qui te restent. J’en savoure, moi, tu le sais les petites miettes au quotidien. Il est temps de ne plus te gaspiller. Si tu étais ma fille, tu pourrais l’avoir été, je te dirais…"
Les bêtes sont déjà sur la gauche, et lointaines à la fois.
Elles tintinnabulent, paisibles, indifférentes. Le journal d’hier
mentionnait le loup tueur du Mercantour et d’ailleurs ; l’article
insistait sur la différence d’attitude entre le berger français qui
lutte et le berger italien de La Valle Stura qui vit avec la
présence de l’animal.
« Promenons-nous dedans le bois, tant que le loup n’y est
pas… » Et s’il y était cette fois ? Tentant…