Citations de Emilie Turgeon (38)
J’ai eu d’autres conversations avec mes parents, mais on dirait qu’ils ne cherchent pas à tout savoir. Comme si ma présence et mon humeur de plus en plus agréable leur suffisaient. L’atmosphère est encore tendue, mais assez confortable. Maman me couve parfois d’un drôle de regard, et je sais qu’elle est inquiète pour moi. Je la rassure comme je peux. Des sourires, des câlins… même ce geste rassurant qu’elle fait, sauf que, cette fois, c’est moi qui caresse sa paume avec mon pouce. Ça m’a valu son premier vrai sourire dénué de tristesse depuis longtemps.
C’est vrai que, quand on perd un sens, certains autres deviennent plus aiguisés. Je prête beaucoup plus attention aux odeurs et aux saveurs depuis que mon cerveau a mis mes oreilles à off. Le café, à mon avis, a une odeur de bonheur. C’est juste que le goût ne me plaît pas autant. Comme la plupart du monde, je cherche surtout son effet.
De toute façon, le goût, ça évolue et ça ne fait que quelques mois que j’en bois. Ma mère n’était pas vraiment d’accord: elle trouve que seize ans, c’est précoce pour développer une dépendance à la caféine.
J’ai l’impression que le sujet du suicide reste tabou. Comme s’ils avaient envie qu’on le relègue aux oubliettes. Mais on ne peut pas faire ça. Il faudra bien trouver comment crever l’abcès et aller de l’avant. Chaque jour, je m’efforce de leur rappeler que je vais bien maintenant et que je les aime.
Rédemption. J’ai cherché le sens de ce mot dans le dictionnaire. J’y ai appris qu’il s’agit de l’action de se racheter, au sens moral entre autres. Ce que j’ai fait – et continue de faire – depuis les grands aveux. Je crois qu’il n’y a pas de terme plus approprié.
Les AA appellent ça « toucher le fond du baril ». Je crois que c’est la métaphore parfaite pour eux. Oui, bon, parce que l’alcool est fabriqué dans des barils. Mais quelle serait la bonne expression pour moi ? Renaître de ses cendres ? Ce serait trop joli. Il faudrait un truc plus cruel.
Menteur ! Il n’y a que la vérité qui puisse sortir avec autant de brutalité. Une vérité qui nous gêne et qu’on tente de taire pour se donner bonne conscience. Je le sais, c’est ce que je fais régulièrement avec mes propres pensées. Mes pensées, pas mes paroles. La différence est énorme.
Mascarade. Je n’ai pas envie d’être ici et d’affronter les regards louches des clients pendant les huit prochaines heures, ce qui est réellement pénible. Mais c’est plus simple d’occulter la réalité et de choisir la facilité que de dire la vérité. Donc, je vais toujours bien.
Le qualificatif de « miraculée » se fait plus rare, mais j’ai toujours cette impression de me battre contre la vérité. Comme si elle refusait de se taire, de rester cachée là où je l’ai enfouie en sortant du coma, le 3 avril dernier.
Je peux lire sur les lèvres, je sais reconnaître les signes quand quelqu’un me ment, je peux parler avec mes mains et je décode mieux que quiconque le langage non verbal! Puis, j’ai lu! Je sais un tas de choses qu’une ado «normale» de mon âge ignore.
Je rêvais de retrouver l’ouïe. J’imaginais que tout reviendrait à la normale. Que la vie serait la même, mais avec le son. J’étais loin de me douter des bouleversements que je provoquerais, mais je suis contente de l’avoir fait. Pour aller de l’avant, il faut parfois défoncer quelques portes.
«Tuer.» Elle n’arrive pas à terminer sa phrase. Ce qui me semble être une bonne chose. Si prononcer le mot lui est impossible, passer à l’acte doit l’être encore plus. Non? Je sais que je n’ai rien à craindre, que je n’ai jamais rien eu à craindre. J’aimerais juste retourner dans le passé pour le mentionner à la petite fille fragile que j’étais.
Le cerveau sait comment ranger très loin ce qui est désagréable. J’ai involontairement fait un tri parmi mes souvenirs de maman pour ne garder que ce qui me plaisait.
Découvrir que je suis devenue sourde parce que j’ai été traumatisée par certains propos de ma mère en crise, c’est une chose. Découvrir que je suis un bébé accident, c’en est une autre. Ça ne me plaît pas, pas plus qu’à Fred, qui me prend la main. Comme si c’était une façon non verbale de dire à ma mère que lui, il veut de moi.
C’est tellement logique. Toutes ces années à imaginer des psychopathes cachés partout, prêts à bondir pour me trucider! Mon angoisse d’un assassinat imminent n’était pas complètement irraisonnée!
Les souvenirs affluent, lentement, comme un rêve qu’on vient de quitter en s’éveillant le matin.
. C’est fou comme le langage verbal me manquait. Toutes ces façons de s’exprimer, de dire les choses. L’ironie, le sarcasme, la subtilité, les sous-entendus… C’est comme de l’art.
La plupart sont extrêmement gentilles, donnent de bons conseils et font tout ce qu’elles peuvent pour s’entraider. D’autres préfèrent cultiver une sorte d’intolérance bizarre vis-à-vis des entendants. Bien qu’elles soient peu nombreuses, c’est celles-là qui gâchent l’expérience de la communauté. Comme ma surdité est psychosomatique, j’ai droit à quelques regards de travers.
Je déteste attirer l’attention, et ce, depuis que je suis enfant. Alors, j’essaie de faire profil bas, de me rendre invisible. Comme ça, les gens ne peuvent qu’être satisfaits. Ils n’ont aucune attente à mon égard et je ne peux pas les décevoir.
Avec le recul, la théorie la plus plausible pour expliquer le retour du son, c’est l’alcool. C’est bien connu qu’ingurgiter une grande quantité d’alcool affaiblit les facultés du cerveau. Une fois bien intoxiqués, mes neurones ont dû avoir plus de difficulté à empêcher mes oreilles de fonctionner. C’est logique, non? Sauf que ça veut dire que, si je souhaite entendre de nouveau, je dois être soûle. Pas génial.
L’hypothermie! C’est peut-être ça, le secret! J’ai perdu l’audition en gelant et je la retrouve de la même manière! Comme dans ces vieilles comédies burlesques où le personnage devient amnésique à la suite d’un coup sur la tête et retrouve la mémoire après un deuxième coup. J’aurais dû y penser plus tôt!