Note de l'éditeur Allemand ( 2013) : et surtout , le roman de Haffner nous dit quelque chose sur notre présent . La crise , notamment dans le sud de l'Europe , a depuis longtemps commencé à mordre irrésistiblement sur le quotidien des gens , à déterminer les projets de vie des jeunes . Le taux de chômage élevé des jeunes gens n'est que l'indice d'une réalité sociale qui devient de plus en plus désespérée et dangereuse . Nous sommes sans doute , et c'est heureux , encore bien loin des conditions que décrit Haffner . Cependant son roman , quand on le lit aujourd'hui , est un plaidoyer à la fois humain et très actuel , qui nous invite à porter notre regard sur le sort de l'individu au lieu de céder à la peur ambiante ,qui rétrécit nécessairement les cœurs . Voila ce qui rend sa lecture si importante à mes yeux .
Mais avoir l'eau à la bouche ne rassasie pas, regarder ne rassasie pas, l'odeur de nourriture qui se répand dans la rue par la porte ouverte ne rassasie pas ! Tout cela ne fait que rendre l'affamé encore plus furieux, encore plus enragé du désir de se remplir le ventre du superflu des autres !
Berlin, ce Berlin sans limites, impitoyable, on ne peut pas en venir à bout tout seul lorsqu'il s'agit de lui arracher le minimum vital quotidien. Ils ont senti au cours d'innombrables nuits ce que cela veut dire, être seul, déambuler seul dans les rues endormies. Marcher... marcher... Mettre machinalement un pied devant l'autre... un... pied... devant... l'autre... Jusqu'à ce que la machine déclare forfait et qu'on se blottisse sous le porche d'un immeuble.
La camaraderie est pour le vagabond un devoir naturel.
Des centaines de milliers de chômeurs se creusent la tête pour trouver un moyen de gagner leur pain, pour arriver à vivre même petitement. Mille nouveaux métiers, pures créations du désespoir font leur apparition. Du vendeur de sticks salés dans les bistrots au loueur de parapluie en cas d'averse soudaine. Du gardien de voiture au naturaliste qui explore les montagnes de détritus entreposés à la périphérie de la grande ville. Une profusion d'idées bizarres, un désir illimité d'activité, un témoignage bouleversant de la volonté de rester honnête malgré les contraintes dues à la nécessité de vivre et de manger (P. 239)
Les sentiments, quand ils sont servis au bon moment, constituent un mets voluptueusement accepté même par les truands les plus endurcis. Les larmes que l'on verse alors n'ont rien de dégradant.
Le jour est venu. Les rares personnes qui ne font pas encore partie de l'armée des six millions d'affamés se hâtent de rejoindre leur lieu de travail. Surtout pour ne pas arriver en retard. Le chef pourrait être de mauvaise humeur. Les grands magasins, les boutiques ouvrent leurs entrepôts bourrés à craquer. Les vendeurs remontent les volets ouvrants de leurs vitrines où tout est disposé d'une manière si alléchante que les badauds en ont l'eau à la bouche. Mais avoir l'eau à la bouche ne rassasie pas, regarder ne rassasie pas ; l'odeur de la nourriture qui se répand dans la rue par la porte ouverte ne rassasie pas ! Tout cela ne fait que rendre l'affamé encore plus furieux, encore plus enragé du désir de se remplir le ventre du superflu des autres !
Tous ces désirs dont une éducation à l’assistance publique t’a tenu éloigné pour faire de toi un individu conforme à son goût, tu dois à présent les payer d’une nuit au cours de laquelle la mort ne te lâche pas d’une semelle !
Le mur en béton de la rage de rétorsion et des préjugés bourgeois est difficile à franchir et il conduit d’innombrables individus à l’échec. Des individus qui auraient bien voulu réintégrer une existence conforme à la loi.
Heinz s’était réveillé. Et le spectacle de sa jeunesse gâchée avait été si effroyable que la prison ou l’Assistance lui étaient apparues comme un moindre mal.