Citations de Félix Bruzzone (13)
Puis je suis sorti, j’ai fermé à clef et je me suis mis en route sous le soleil de midi. Un soleil tiède, triste, mais qui, comme tout ce qui est triste, allait finir par passer.
La filature a duré un bon moment. Maïra est rentrée dans un supermarché et en est ressortie sans avoir acheté quoi que ce soit. C’était peut-être une espionne ou quelque chose comme ça, un agent. Qui l’envoyait ? J’ai tout de suite vu un complot international destiné à en finir avec l’homosexualité dans le monde. Les travestis, en fait, était le moyen imaginé par les comploteurs – une gigantesque organisation-méduse clandestine – pour attirer et démasquer des homosexuels tièdes – peu visibles – et des bisexuels comme moi, les ficher, les localiser et, une fois les conditions réunies, couronner leur plan par une razzia sans pitié dont le but était d’éliminer tous les pédés de la planète.
Et je me demandais pourquoi les militaires, pour se débarrasser des corps, ne les avaient pas brûlés et point barre : ça aurait évité que maintenant, les gens se mettent à exhumer des os et à récolter les témoignages des pêcheurs et des curieux ayant trouvé sur les plages des corps que la mer a rejeté sur la côte. Une excellente idée, ça leur aurait permis de faire un musée où aller se réconforter, avec le sentiment du travail bien fait : une salle muette, secrète, remplie de boites pleines de cendres bien rangées sur des étagères. Les visiteurs formeraient une secte ; eux et les générations suivantes pourraient aller contempler le labeur des héros, se remplir l’âme du souvenir des vieilles prouesses en sachant que, même si un jour le musée venait à être découvert, rien de ce qui était exposé là ne pourrait jamais servir à prouver un quelconque délit.
Eh oui, les gens en font des choses, avec les travestis, ça ne se limite pas toujours à payer pour du sexe : on peut tuer des travestis à coup de couteau, les faire disparaître, en tomber amoureux. Un travesti renversé par un autocar. Un travesti tombe d’un train et meurt sur le coup. L’ALLIT* accuse : des travestis torturés dans les commissariats. Incendie à Ciudad Evita : deux travestis meurent calcinés. Un travesti noyé dans le Rio de la Plata. Overdose : un travesti est trouvé mort à Palermo. Charita : un travesti est violé et tué dans le cimetière, quatre suspects….
* Asociacion de Lucha pour la Identidad Travesti-Transexual (Association de lutte pour l’identité travestie-transexuelle)
Au début, j'avais du mal à croire que Maïra pouvait être un assassin. Au pire une moucharde, une délatrice. Mais quand elle a dit : ou je te tue toi aussi, elle n'avait pas l'air de plaisanter. Surtout à cause du "ou" et du "aussi", qui sonnaient comme des pierres creuses, avec des coups de tonnerre dedans, des chiens sauvages ; tout était possible. Et à voir la facilité avec laquelle elle m'avait jeté dehors, rien d'étonnant à ce qu'elle soit prête à faire bien pire.
Jusqu'au moment où les petites lumière se sont concentrées sur ma nuque, denses comme des galets, et d'un coup ont dégringolé tout le long de mon dos avant d'en rester là, éparpillées de tous côtés, dents de quartz, aimants géants, et là El Aléman, épuisé, a joui.
Faut que tu sois notre guide, toi tu nous guides et nous on fait le boulot. Mais on a besoin de tes yeux. Parce que toi en plus tu connais les baraques, tu sais où sont les capteurs des alarmes, quelles fenêtres ils laissent ouvertes, si y’a des grilles partout ou pas, si le chien qui aboie mord ou pas, si y’a des trous dans le toit, des verrières, ou des lucarnes. Crois-moi, saute dans ce train, t’as tout à y gagner, tu vas devenir un roi du pétrole, un winner Gustavo, Tavito, tu vas tous les laisser sur le flanc, bientôt ils diront houla, gaffe, v’là Tavo, poussez-vous.
C’est pas des cambrioleurs du dimanche tu comprends, ceux-là tu les attrapes au filet à papillons. Maintenant t’as plein de professionnels, ils ont compris que c’était du gâteau. Parce que les gens, c’est vrai qu’ils prennent certaines précautions. Seulement ils voient que la serrure est cassée et ils mettent un mois à la faire réparer. La fois d’après c’est l’alarme qui reste coincée, qu’est-ce qu’ils font, ils la débranchent. Ou leur chien qui clamse et avant qu’ils en reprennent un… Le secteur a toujours été tranquille, et puis on est là. Mais contre une attaque commando, qu’est-ce que tu veux faire ; les types ont toutes les infos. Avant ça allait parce que combien il pouvait y en avoir. Dix, vingt, dans tout le pays. Aujourd’hui ils sont… je sais pas : des milliers. Avant tu leur disais là non et c’était là non. On s’arrangeait. Moi j’allais faire un tour à la San Jorge, j’en chopais quatre ou cinq et je leur filais des billets pour le bal, ou des consos, tous les vendredis je faisais ça, et ils faisaient pas chier. Ou ils allaient ailleurs. Maintenant il t’en tombe des arbres.