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Citations de Françoise Dastur (26)


Françoise Dastur
9
Il n’est pas possible ici de suivre dans le détail tous les rapprochements qu’opère Heidegger entre des vers de poèmes différents. Il suffit peut-être de souligner que Heidegger tente de cerner, par ces citations, la signification de l’azur pour Trakl, de ce bleu ou de cette bleuité dont parlait déjà Hölderlin dans un de ses derniers poèmes, « En Bleuité adorable », et qui représentait pour Novalis, poète admiré par Trakl, la couleur de l’idéal dans son Heinrich von Ofterdingen. Un des vers cités par Heidegger au sujet de l’azur le caractérise comme « heilig », saint ou sacré, et il faut se souvenir que ce terme chez Hölderlin ne doit pas être compris dans son sens courant, comme ce qui s’oppose au profane et comme constituant par là une autre région par rapport au mondain, mais dans son sens littéral qui signifie l’indemne, l’intact, le non entamé, le verbe heilen, qui veut dire guérir, appartenant à la même famille que l’anglais whole, entier. On comprend mieux à partir de là que Heidegger puisse affirmer que l’azur n’est pas une image du sacré, mais le sacré lui-même en tant qu’il est profondeur recueillante, puissance de rassemblement. Il y a donc une relation entre l’azur, le spirituel et le sacré. Le bleu gibier dont il est question dans le poème et auquel le poète enjoint de ne pas oublier le sentier de l’étranger est donc un drôle d’animal, puisqu’il doit se souvenir et regarder, un animal encore à venir, cet animal rationale dont Nietzsche disait qu’il n’était pas encore fixé, pas encore établi dans son essence propre10. L’établissement, la définition arrêtée d’un tel animal qui réunit en lui le sensible et l’intelligible est l’objet des efforts de la métaphysique occidentale depuis Platon, et Heidegger, qui a cherché dans Être et temps à donner une tout autre définition de l’homme, n’hésite pas suggérer que ces efforts sont peut-être vains, car les prémisses dont elle part, à savoir la dualité interne de l’homme, ne lui ouvre aucune voie praticable. Cet animal non encore arrêté en son être parce que double, c’est l’homme de maintenant. Alors que le bleu gibier est ce mortel qui se souvient de l’étranger, donc de l’âme et de son cheminement, et qui voudrait avec lui voyager jusqu’au foyer de l’essence humaine. Ceux qui accompagnent ainsi l’étranger dans son voyage, ce sont les peu nombreux, les inconnus, « s’il est vrai, ajoute Heidegger, que l’essentiel advient furtivement, à l’improviste, et comme l’exception11 ». On ne peut ici que voir une réminiscence de ce passage du Zarathoustra de Nietzsche, intitulé « L’heure la plus silencieuse », où il est dit que « ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombe qui dirigent le monde12 ». Cette mise en relation par Heidegger de la poésie de Trakl avec la pensée de Nietzsche paraîtra moins arbitraire si l’on rappelle que Trakl a lui-même été un lecteur et un admirateur passionné de Nietzsche.
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7
Ce qui rend donc le dialogue entre poésie et pensée nécessaire, c’est précisément le fait que nous nous trouvons aujourd’hui sommés d’en appeler au déploiement de l’être de la parole afin que celle-ci devienne à nouveau, parce qu’elle est déjà la demeure de l’être, celle aussi de l’homme. Il s’agit en effet, comme le disait déjà Heidegger dans sa conférence sur « La chose », pour les hommes de « devenir des mortels8 » et d’abandonner ainsi leur statut de sujet, ce qui implique, comme il le dit ici, qu’ils apprennent à habiter dans la parole. C’est à un tel apprentissage que peut mener le dialogue entre pensée et poésie, dialogue dont Heidegger souligne qu’il a à peine commencé et qu’il requiert, surtout en ce qui concerne le poète qu’est Trakl, une retenue toute particulière. Car un tel dialogue recèle un danger, celui de perturber le dire poétique plutôt que de le laisser être tel qu’il est, à savoir un chant, une incantation des choses et non simplement leur désignation. Dans ses Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, publiées elles aussi au début des années cinquante, Heidegger évoquait le risque auquel s’affronte tout éclaircissement des poèmes, le risque de faire violence au poétique et de le plier au joug du concept. C’est pourquoi il déterminait comme le dernier pas à accomplir pour l’éclaircissement son propre effacement devant « la pure présence du poème », afin que devant celle-ci il parvienne à se rendre lui-même inutile9. L’éclaircissement doit donc viser à se rendre superflu et non pas s’interposer entre le poème et nous. De même ici la situation de la poésie ne peut jamais se substituer au poème, elle ne peut remplacer l’écoute, et pas même la guider. Car elle ne peut user d’aucun outil externe d’explication, elle ne peut ni partir de la vision du monde du poète, ni de l’inventaire minutieux de ses outils poétiques. Elle ne peut dans le meilleur des cas que rendre notre écoute plus problématique, plus digne de question et plus méditante. Il ne s’agit donc pas de procéder à une approche analytique de la poésie de Trakl, mais bien de se mettre en quête de la localité du lieu du poème, de la région où il se déploie, quête dont il faut souligner à nouveau le caractère risqué : Heidegger reconnaît lui-même qu’elle apparaît comme une quête bien limitée, qui ne fait pas usage de toutes les informations dont nous disposons sur la poésie de Trakl, et qu’elle semble même constituer une aberration aux yeux de tous ceux qui aujourd’hui considèrent que l’analyse est la procédure d’approche la seule valable des productions culturelles.
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5
C’est donc ce qu’il y a d’immobile dans la poésie, ce qui constitue ce que nous pourrions nommer son architecture cachée, qu’il s’agit de faire apparaître dans ce que Heidegger nomme Erörterung, situation. Il s’agit, explique-t-il, de remonter à partir des poèmes singuliers, au site dont ils proviennent, et cette remontée est donc un voyage qui nous fait passer du dit au non-dit, de l’onde à sa source. Mais pour entendre l’unité du ton fondamental de la poésie de Trakl, il faut bien partir des poèmes insolés et de leur élucidation. Il faut donc bien commencer par ce que Heidegger nomme Erläuterung, éclaircissement, par lequel la voix qui parle dans le poème peut être entendue (notons ici que le mot laut, lauter renvoie en allemand aussi bien à la sonorité de la voix qu’à la clarté de ce qui est limpide et brille par lui-même). Dans la langue courante, Erlaüterung a le sens de commentaire et désigne l’exercice scolaire de l’explication de texte. Ce qui est clair (das Lautere) est porté par là à son premier apparaître. L’éclaircissement fait voir ou fait entendre ce qui est dit dans le poème singulier. Mais une bonne élucidation présuppose déjà la situation, car ce n’est qu’à partir de la source de la poésie que les poèmes singuliers brillent et retentissent. Et inversement la situation a besoin, pour accéder au lieu, pour faire entendre le ton fondamental qui traverse tous les poèmes, que ceux-ci soient préalablement parcourus et élucidés. Heidegger ne parle pas ici de cercle, mais d’un rapport de réciprocité (Wechselbezug), d’un échange entre Erläuterung et Erörterung, entre éclaircissement et situation. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit ici de ce qu’il a nommé dans Être et temps cercle de la compréhension6. La situation herméneutique et sa démarche nécessairement circulaire étaient déjà mises en évidence en 1927, et Heidegger notait à ce propos qu’il ne s’agissait pas de condamner ce cercle, de voir en lui une faute logique, mais au contraire de s’y engager, car il appartient à la structure même du sens qui exige que la compréhension se précède pour ainsi dire elle-même et que toute explicitation partielle soit guidée par une visée anticipative du tout qui n’est elle-même rendue possible que par l’analyse de la partie.
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3
La conférence « Die Sprache im Gedicht » comporte en effet le soustitre suivant : « Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht », que Beaufret, qui a traduit cette conférence dès 1958 3, rend par « Situation du dict de Georg Trakl ». Je laisse de côté pour l’instant le mot Gedicht, pour me concentrer sur le mot Erörterung, situation. Ce mot signifie en allemand courant « discussion », « débat », mais Heidegger veut ici lui donner son sens étymologique, car ce mot est construit sur Ort, qui signifie lieu ou site. Il s’agit donc moins pour lui de s’engager dans une analyse exhaustive de la poésie de Trakl que d’indiquer son site. Mais qu’est-ce que le site d’un dire poétique, si l’on n’entend pas cette question de manière historiographique, c’est-à-dire par rapport à l’époque, au pays et à la langue, ni de manière biographique, c’est-à-dire par référence à l’histoire personnelle de son auteur, ni de manière psychanalytique, c’est-à-dire par référence non pas au psychisme conscient, mais à l’inconscient et aux fantasmes de l’auteur, et si enfin on ne l’entend pas non plus de manière sociologique, c’est-à-dire comme relative à un milieu social donné ? Histoire, biographie, psychanalyse, sociologie, nous avons reconnu là les cadres interprétatifs fondamentaux des oeuvres d’art qui ont cours aujourd’hui, et si Heidegger cite ici la psychanalyse, lui qui n’en parle pratiquement jamais, c’est précisément parce que celle-ci a été souvent invoquée pour rendre compte des rapports que Trakl a entretenus avec sa sœur Grete. Un de ses poèmes est bien intitulé « Inceste », en allemand « Blutschuld », littéralement « faute de sang », mais rien ne permet de conclure que quelque chose de tel a véritablement eu lieu, et même si ce fut le cas, cela ne suffit certainement pas à expliquer cette volonté d’autodestruction qui anima aussi bien le frère, qui devint pharmacien pour pouvoir se droguer, que la sœur, qui se suicida à vingt-cinq ans, trois ans après son frère, lui-même mort d’une « overdose » de cocaïne à vingt-sept ans. Il ne s’agit donc pas pour Heidegger de se référer à aucun de ces cadres interprétatifs externes à l’œuvre pour comprendre celle-ci, mais de trouver au contraire en l’œuvre elle-même le principe de sa compréhension. C’est pourquoi il fait allusion au sens étymologique du mot « Ort », site, qui ne signifie pas le lieu au sens général, mais désigne originellement la pointe de la lance où se rassemble toute la puissance de l’arme, c’est-à-dire ici le point de convergence, de rassemblement, le point suprême et extrême de l’œuvre. Questionner en direction du site du dire poétique de Trakl, c’est donc chercher non pas un lieu délimité et statique, un point qui renfermerait en soi comme en une capsule la quintessence de l’œuvre, mais au contraire un point dynamique, la source à partir de laquelle se répand l’onde mouvante de la multiplicité des poèmes. C’est précisément parce qu’un tel site est la source de l’œuvre qu’il en demeure l’origine voilée. Et c’est cette origine des poèmes multiples que Heidegger nomme « Gedicht », un mot utilisé en allemand pour désigner un poème singulier, mais qui a aussi, à cause de la particule ge-, le sens du rassemblement de l’ensemble de ce qui est oeuvre poétique. On comprend mieux à partir de là la phrase de Heidegger qui dit que « Jeder grosse Dichter dichtet nur aus einem einzigen Gedicht » et que Beaufret traduit comme suit : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique, du tout d’un Gedicht qui demeure lui-même informulé, mais dont chaque poème singulier provient. Sans source unique, sans site un, il n’y a pas en effet pour Heidegger de « grande » poésie.
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2
La lecture que Heidegger nous donne ici de la poésie de Trakl a soulevé les mêmes critiques que celle qu’il avait auparavant faite de Hölderlin : on l’a accusé dans les deux cas d’avoir procédé à une interprétation arbitraire et d’avoir à toute force voulu voir en eux des porte-paroles de sa propre vision de l’histoire et de la modernité. Toutes les études consacrées à Trakl à partir des années cinquante, et elles sont nombreuses, se sont efforcées de se démarquer, souvent violemment, de l’interprétation heideggérienne. Celle-ci a sans doute de quoi indigner les philologues et les historiens, ceux qui veulent s’en tenir à une investigation de la langue tout à fait singulière de Trakl, ou qui désirent le rattacher à l’expressionnisme allemand. Il reste cependant à se demander si ces dernières approches parviennent jamais à rendre compte de ce qui, dans les poèmes énigmatiques de Trakl, ne se laisse pas simplement ramener au destin d’un être singulier ou même d’une génération, mais concerne la situation même de l’homme en tant qu’être historique. C’est à ce niveau que s’impose l’interprétation que Heidegger nous donne du « site » de Trakl. Des deux textes que Heidegger a consacrés à Trakl, le premier, intitulé « La parole » (Die Sprache), consiste en un commentaire d’un seul poème de Trakl, Ein Winterabend, « Un soir d’hiver », alors que le second, « La parole dans l’élément du poème » (Die Sprache im Gedicht) est, comme le souligne le sous-titre, une véritable « situation » de l’ensemble des poèmes de Trakl, dans laquelle il cite ou mentionne plus d’une quarantaine de poèmes sur la centaine de ceux que nous a laissés Trakl. L’interprétation de Heidegger désigne même expressément le site de sa poésie par le terme, emprunté à Trakl, de Abgeschiedenheit qui a le sens en allemand courant de « retraite », « isolement », état de celui qui est séparé ou décédé (abgeschieden) et qui a pris congé (Abschied) : c’est autour de ce terme, qui selon Heidegger indique la compréhension profonde de l’histoire de l’Occident qu’avait Trakl, que tourne tout le commentaire qu’il nous livre de sa poésie.

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Heidegger a consacré dès les années trente de nombreux textes à la question du « voisinage » entre poésie et pensée, et cette réflexion s’est d’abord concentrée sur ce poète de la poésie qu’est à ses yeux Hölderlin. Et il est vrai que Hölderlin est le poète par excellence pour Heidegger, qui l’a lu très tôt, dès ses années d’études. Mais à la même époque, il avait déjà également lu trois autres poètes qui feront l’objet plus tard de ses « commentaires », de ses Erläuterungen : Rainer Maria Rilke , bien qu’il le considère comme un poète qui demeure pris dans la métaphysique, auquel il consacrera en 1946 un texte magnifique, « Pourquoi des poètes en temps de détresse1 ? », Stefan George, poète qui fut très admiré à la fin du xixe siècle et au début du xxe, et qui réunit autour de lui un grand nombre d’écrivains, de poètes et de penseurs dans le cadre du George-Kreis, du cercle Stefan George, auquel s’intéressa le jeune Heidegger, et enfin Georg Trakl, qui est né et a vécu en Autriche et qui est sans doute après Hölderlin le poète dont Heidegger se sent le plus proche et auquel il voue la plus grande admiration. Bien que Heidegger l’ait découvert dès la première publication de ses poèmes en 1919, cinq ans après sa mort, il ne lui consacrera pourtant que beaucoup plus tard deux textes, le premier qui reprend le texte d’une conférence donnée en 1950, le second qui fut publié en 1953. Ces deux textes seront réunis en 1959 dans le volume intitulé Unterwegs zur Sprache, Acheminement vers la parole2, lui-même dédié à un autre poète vivant, le français René Char, dont Heidegger avait fait la connaissance quelques années auparavant.
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