Tu n’as pas de visage et sans doute est-ce pourquoi mes mots s’en vont vers toi cherchant à cerner l’ombre que tu es, un chien aboie, des voix parlent, le silence est toujours si fragile, cette solitude où pour la première fois tu viens au monde, où peut-être tu pourras aussi, je ne te connais pas, tu n’es rien que l’obscur de ma phrase, cet appel soudain, au volant, conduisant sur une route en pente, le soleil à gauche éclairait les collines et j’ai su que de quelque façon tu devais exister, ombres, visage négatif, tu étais là sans corps, sans nom en moi ce présent [...] Je regarde la femme que j’aime [...] mais c’est toi qui parles maintenant, le sang, la bouche d’ombre, intermittent tu clignotes entre les mots [...] je t’appelle dans l’obscure marée de la phrase comment continuer avec ce poids mort des heures qui te recouvrent et qu’il est dur de les repousser, tenter d’être ton rythme d’eau [...] combien de minutes pourrai-je encore tenir le fil, remonter peu à peu vers toi [...].je tends la main comme pour toucher la tienne, mais seuls mes mots peuvent encore t’approcher, un à un ils s’en vont vers toi, te halant imperceptiblement, je t’imagine un jour, ruisselant, sanglant, je te regarde invisible à travers des couches de temps...
...alors on s’enfonce, on traverse
des étendues où le seul futur est le cœur qui bat
comme cet appel auquel on voudrait répondre
et c’est pourquoi on avance, même si à chaque pas
rien ne bouge que le corps obstiné qui poursuit
l’ombre qu’il n’a pas, on aimerait pouvoir
s’arrêter, regarder simplement l’aube qui vient,
poser la main sur la pierre froide et saluer
la lumière, dire les premiers mots, écouter
le crissement du sable, le bruissement de l’eau,
la rumeur des choses qui commencent mais le jour
est déjà le soir, on n’a rien pu saisir, on reste
vacant à regarder ses mains dans l’éclat des lampes
ou sur la vitre l’attente du visage noir,
on se perd, on se retrouve, il y a des silences
remplis de voix, des matins tombés comme des soirs,
plus on avance et moins on sait, on cherche demain
entre des mots qui disent hier, ce qu’on a gagné
on l’a perdu, comparé à ce qu’on a été
on n’est rien, disait-il, mais un rien qui insiste,
on guette entre les signes du corps l’imperceptible
grignotement tandis que sur la fenêtre brille
une sorte de splendeur, on voudrait y entrer,
être le courant et à la fois se voir couler,
on cherche, les choses semblent n’avoir pas bougé
mais quand on veut les prendre, les toucher, simplement,
c’est comme si elles reculaient, s’effaçaient
ne laissant sur les doigts qu’un peu de poussière à peine,
quelque chose qui peut-être ressemble à l’oubli,
alors c’est dans cet oubli qu’on s’avance,
au moment où on croit ne plus rien tenir, c’est là,
un éblouissement minuscule, on est perdu...
J’écoute. Une route au soleil. Un espace plus vaste avec le bruit des feuilles poussées par le vent. De temps à autre, une voiture. Puis un silence relatif. Où se logent des prés, des maisons, des montagnes. Que chercher d’autre que ce présent ? Une touffe de lavandes sèches, un cerisier à peine jauni, un parking. Des cris d’enfants disent la vie. Je ferme les yeux. Sur la peau, une légère chaleur. Un souffle. Une attente qui n’attend rien.
*
Retrouver une vieille habitude empêche-t-il d’être perdu ? Assis à la même place -- mais il n’y a jamais de même place --, je laisse le paysage (couleurs, ombres et lumières, mouvements) me traverser les yeux. Les bruits du jour, les images s’éloignent. N’en reste qu’une trace mouvante, très longue à s’effacer. Ensuite, c’est un suspens. Entre quoi et quoi, comment le dire ? Ensuite, comme une entrée dans le sommeil. À ce moment précis, une vague étincelante me submerge et tout rentre dans l’ordre.
*
J’ai cessé d’être perdu et plus rien ne m’arrive...
le fil de la joie
Le voyage des corps est silencieux.
On dirait des oiseaux sans un bruit
qui glissent sur la vitre. Une main
les accompagne parfois, un geste.
La peau est bleue.
Le temps s’est arrêté. Le cœur bat:
il remplit la chambre. Le souffle
cherche le souffle, les visages
sont au bord de l’oubli.
Retiens-moi, dit la voix, garde-moi
dans ta soif, deviens l’instant qui brûle,
le vide qui me commence.
Fais tomber les images.
Elle parle. On n’entend pas.
Les corps n’ont plus de bouche.
Ils flottent, mais il n’y a pas d’eau.
De l’air, peut-être, une lueur
sur la vitre. On ne voit pas.
La chambre vide (1989-1995)
Le moment où la nuit pénètre le jour
est invisible
comme les deux corps qui s’aiment et s’oublient.
De longs silences les traversent
plus musique que la plus pure musique,
un espace pour disparaître et demeurer pourtant.
Ils ne savent que l’instant
qui n’en finit pas d’être l’autre,
ils ne savent que le sang dans la lenteur des mains,
dans la moiteur de l’impossible
le lent éclair qui trace et foudroie leur image.
Tweet ! Tweet ! fait-il en réponse au pinson. Il ne voit rien, mais il entend. Dans l’arbre d’à côté, qu’est-ce qui s’éveille ?
27 mai 2012
*
L’éveil dans le sommeil. Comme une image sans les mots. Les yeux ouverts, fermés. Ce qui finit, ce qui commence.
28 mai 2012
*
Ce que tu regardes te regarde, tu le sais. Tout est réversible. Tout n’est qu’un seul et multiple regard.
29 mai 2012
*
Midi, les doigts et les roses. Entre, un silence de voix. Au cadran, l’ombre arrêtée. Hors temps, dit-il – et en plein cœur.
3 juin 2012
*
Cherche bien. Mais quoi ? Ce que tu ne sais pas et qui, quand tu tournes le dos, te revient en pleine figure.
7 juin 2012
*
Laisse, laisse venir. Le jour casse. La lumière et le vent. Laisse. Laisse dire.
7 juin 2012
Dès le début, mes livres ont été traversés par un dialogue entre poème long et poème bref. À L’autre pays et à Le Songe et la Blessure répondait Silence, Corps, Chemin et Courbe du temps ; Zone franche répondait à L’Heure de Cendre, De l’obstinée possibilité de la lumière et Sous la Montagne au cycle d’Obéissance au Vent, La Cour du Cœur à Image et Récit de l’Arbre et des Saisons. Ensuite, ces deux écritures se sont rejointes dans la pratique de la série où longueur et brièveté s’entrelaçaient étroitement : L’Imperceptible, La Dernière Phrase, Journal de l’air, Les Travaux de l’Infime. Enfin, les deux écritures se sont à nouveau séparées entre grands poèmes et suites brèves : à La Brûlure répondait Sur le Fil ; à L’Identité obscure, Comme si de rien ; à Ode au Recommencement et Huit fois le Jour, répond le présent recueil de fragments écrits sous la contrainte non pas métrique ou formelle des textes précédents mais sous celle, numérique (au double sens), du tweet : 140 signes. Le haïku informatique est né voici quelques années de la mutation technologique que nous vivons, et il n’a pas fini de porter ses fruits. Pour moi, il y avait là une autre manière de donner forme à ce qu’a toujours été mon écriture : la pratique du journal. Au sens où je n’ai cessé d’écrire le jour – le mystère du jour. » (J. A.)
Chant 3
C’est comme un feu mais sans feu, sans futur ni passé,
le corps est si léger qu’il semble flotter sur les
heures arrêtées, dans l’étincellement du matin,
je l’appelle le présent, ce feu, il est partout,
il est insaisissable, la main se tend, ne touche
qu’un vide qui lui ressemble, une sorte d’ombre claire,
l’envers des choses qui s’effacent et qui jaillissent,
dessinent sur les yeux le leurre de leur présence,
je sais qu’elles ne sont pas et pourtant je prononce
leur nom, ce souffle d’air qui les fait durer un peu
le temps de croire que plus que moi elles demeurent
peuplant l’espace que je traverse et que je laisse,
table, dis-je, voilier, pins, genoux, eucalyptus,
terrasse où parlent deux filles assises, avec l’avion,
le chien qui passe langue pendante, l’horizon
qui s’approche, on ne sait pas pourquoi, est-ce l’orage,
la guerre là-bas tout près, le fracas des bombes
et la lagune aux flamands roses, tout ce qui vient,
s’éloigne, ne laisse pas de trace, et je dis j’aime
cet éphémère, je le touche, je le respire,
il m’enveloppe, il est ma peau, il est ma vie,
la pluie vient sans qu’on l’attende, on écoute les gouttes
elles font trembler les feuilles, on ne les entend plus,
on les voit, elles sont l’image de chaque instant,
elles brillent et s’éteignent, brillent s’éteignent, brillent,
elles font une seule lumière où tout s’efface,
d’où tout renaît, lessive, couleurs, verger, montagne,
c’est encore la première fois, les mouches grincent,
une porte claque, le vent fait tourner les pages
d’un livre, elle disait sois juste envers le moment,
regarde toute chose sous l’aspect du moment,
aie du respect pour tous les moments et ne fais pas
de liaisons entre les choses, le ciel ou la mer
savent-ils qu’ils sont bleus, s’en souviennent-ils, ils n’ont
pas de couleur, c’est la mémoire qui leur en donne,
le monde est un instant multiplié, on n’y entre
qu’en oubliant, volet qui crie, le jour, son éclat
sur tes yeux blessés, quelqu’un m’appelle par mon nom,
ce que j’entends ça n’est pas ce que je vois, je dis,
ce que je veux, nous le voulons tous, est impossible,
entrer dans cet instant, l’habiter mais sans y penser,
être autre chose que ce départ recommencé
qui me fait l’ombre de moi-même, être le diamant
scintillant aux infinies facettes, et le savoir,
n’être rien que ce grain de feu où tout se reflète,
wishfull thinking, disait-il, et il avait raison,
quant à voir vraiment, c’est une autre histoire, je ne vois
que ce que je sais, je pose des noms, des images,
je m’y prends, je n’en sors pas, et comment sinon se
comprendre, la traversée des heures est insensible,
je me retrouve un autre jour sans l’avoir voulu,
mais veut-on jamais ce qu’on veut, le temps recommence
ailleurs, pour d’autres yeux, d’autres mains se cherchent, d’autres
images, je n’y vois rien, je ne sais plus où je
vais, il faudrait raconter ma vie, je l’ai perdue
je ne comprends plus ce que je dis ce que j’entends
parce que, soudain, tout est là, l’étoile et la tasse,
toutes les mains dans la main qui se tend, un silence
de bout du monde dans une montée d’escalier
qui sent la soupe et l’urine, l’oubli plus profond
que la mémoire, sans cesse quelque chose y bouge
et m’appelle, façon de parler car je n’entends
rien, ni voix, ni son, simplement c’est comme un élan
dont je ne sais où il m’emporte, mais je le suis
sans savoir, tout en sachant très bien, et puis quoi, dis-je,
c’est tout cet inconnu qui me prend comme une mer,
souffle sur moi, et c’est l’orage, son désordre noir,
l’aveuglement, mes yeux fermés et mes mains qui voient,
j’avance, pourtant c’est comme si je reculais,
aide-moi, dis-je, je n’ai pour voix que le silence,
l’absence pour présence même si je suis là
avec mon poids de chair, mes pieds, mes jambes, mes bras
et ma bouche qui dit, c’est moi, mais moi qui, moi quoi,
si je me couche c’est déjà l’autre, si je mange,
un autre encore, et là dis-je c’est qui, je m’approche,
du bout des doigts je donne une forme à ton visage,
tu me fais moi puisque tu es toi, tu me fais être
entre mon regard et le tien, c’est comme un fil,
tendu où pas à pas nous marchons en équilibre,
il faudrait pouvoir ne pas tomber, rester sans fin
dans cet instant, ce répit, un cadeau de la vie
disait-il, ce qu’elle t’offre toujours entre deux gestes,
dans l’interstice, salle d’attente, quai de gare,
une affiche au mur, le bruit des voitures au passage,
les champs comme suspendus, arrêtés, dans un temps
que m’empêche d’atteindre le feu luisant des voies
en partance, toujours, en partance, j’en oublie
que l’ailleurs est ici, je m’éloigne, je m’en vais,
je quitte la belle de nuit, ses clochettes mauves
autour de la grille, je quitte les filles, le petit vieux
sur un banc qui me regarde, je quitte la ville
entrevue, ses maisons blanches, je quitte un ciel pour
un autre que je ne verrai pas puisque jamais
on ne voit ce qu’on voit , toujours ce qu’on ne voit pas