POÉSIE HISPANIQUE lEspagne contemporaine : de l'Ultraísmo à Sanchez Ortiz (France Culture, 1982)
Une compilation des émissions « Albatros », par Gérard de Cortanze, diffusées les 3, 10, 17, 24 et 31 janvier 1984 sur France Culture. Invités : Jacques Ancet, Saül Yurkievich, Claude Miniere et Severo Sarduy. Poètes évoqués : José Angel Valente, Pere Gimferrer, Andres Sanchez Robayna, Julian Rios et Emilio Sanchez Ortiz.
Écrire c’est être traversé.
UN MORCEAU DE LUMIÈRE
J’écris des dates
le temps les traverse
ne laisse qu’un peu de poudre humide
parfois les feuilles remuent
le ciel n’est pas le ciel
le jour est un reste de regard.
Je me demande encore ce qu'est l'amour
cette folie de faire tourner le monde
autour d'un même centre rose et mortel
je sais qu'il n'est pas de réponse je sais
que c'est se vouer à la perte et aux larmes
mais malgré tout j'ouvre les bras je dis oui.
( " La brûlure " in " Lettres vives" 2002)
Tu te dis qu'il faut se dépêcher, qu'il faut garder
ce qui peut l'être encore, un après-midi de mars,
par exemple, avec un ciel gris et des primevères,
un marché, peut-être aussi, comme il y a longtemps,
la lumière, les cris, les odeurs et ce silence
où tout soudain s'arrête sans pourtant s'arrêter,
tu vois chaque visage, chaque geste figé
dans l'éclat d'un instant suspendu, une explosion
immobile qu'on entend partout dans la douceur
de l'heure qui sonne, un roucoulement de pigeon,
sous les paroles, les sourires, les mains serrées,
tu te dis qu'est-ce qu'on peut faire, la vie continue,
mais la vie c'est quoi au juste....
(Extrait du douzième chant)

Ni sport ni exploit technique. Il ne s'agit ici ni de vaincre un sommet, ni même, comme on dit, de se « dépasser ». Plutôt d'entrer dans un rapport où sujet et objet confondus ne sont plus qu'un seul continu de pierre, de chair, de regard, de lumière, de mémoire, d'espace, de pensée et de vide. Et ce rapport ne peut avoir lieu que dans l'emportement d'un mouvement. La montagne écrase quand on l'affronte dans la fixité du regard; elle accueille si l'on marche vers elle, si l'on s'y oublie. L'expérience à laquelle elle invite est celle d'une dépossession. Du temps, de l'espace et de soi-même. Gravir pas à pas sa grande forme à la fois inquiétante et accueillante, massive et aérienne, c'est entrer dans un présent qui ouvre à l'instant des choses. Dans la lenteur de l'ascension s'établit un contact d'ordre... ontologique. J'hésite à écrire ce mot, tant il recouvre de facilités et de prétentions. Je veux parler de cette manière d'être ensemble où, aux moments les plus forts de l'ascension, le temps de l'homme et le temps du monde se rencontrent. Alors, on est là, totalement. Dans l'éclat unanime - anonyme. Où chaque parcelle d'espace et de temps reflète l'infini du monde. Une expérience d'être, effectivement. Je marche, et chaque pas réaffirme la vie. L'intensifie. Face à la mort. Qui, un instant recule. Dans l'oubli de soi-même. Dans l'affirmation de tout.
J’attends
– Qu’est-ce que tu fais ?
– J’attends.
– Quoi ?
– Si je savais.
Le temps s'étire comme, mot à mot, une phrase si lente qu'elle semble immobile. Et c'est peut-être dans cette lenteur qu'on voudrait entrer. Pour y trouver ce qui pousse et à la fois appelle. Ce passage comme d'une eau obscure, silencieuse, qui coulerait on ne sait où pour resurgir soudain, miroitante et sonore, ouvrant la vie - un espace si clair qu'il serait sans limite.
p. 62

Qu'est-ce qu'un lieu - ce qu'on appelle un lieu ? Non pas l'en face du paysage, la distance du panorama, mais cette configuration singulière où, sans qu'on l'ait ni prévu ni voulu on se découvre soudain là, au centre. De quoi on ne le sait pas. Mais on est dans un espace où habiter, où découvrir, une fois encore, que quelque chose commence, ne cesse de commencer et qu'on commence avec.
Comme parfois au détour de tel chemin, la surprise d'un jardin entrevu - l'obscur d'un tronc, le vert liquide de l'herbe et des feuillages - par la porte entrebâillée d'un mur. Ou, plus simplement, ce coin de place au soleil, ce banc à l'ombre de trois peupliers sur lequel on attend. Car c'est peut-être l'attente qui fait le lieu. Tout ce que le corps et le regard y mettent de vie pressentie et promise. En ce sens, n'importe quel morceau d'espace peut devenir un lieu, pour peu que l'habite l'intensité d'une attente qui est moins peut-être celle de ce qui vient que de ce qui revient. Quelque chose comme un grain d'enfance. Et tout se met à briller.
Pp. 11-12

[...]
cette sorte d'impatience parfois minuscule,
toujours présente, même si c'est un jour de plus,
le même jour toujours, toujours différent, et l'air
qui bouge dans les feuilles, la lumière un peu grise
autour du tronc obscur qui semble ne pas bouger
mais qui bouge, imperceptiblement, au plus profond
de sa matière, on ne voit rien et pourtant il bouge
autant qu'herbe, nuages, corneilles, tout autour,
mais dans un temps trop lent pour qu'y entre le regard
et trop rapide pour l'attente de la montagne,
chacun son rythme, disait l'autre, puisque le monde
est un faisceau de rythmes croisés entrecroisés
jamais synchrones, celui de l'étoile et du sang,
du mur et du vent, du silex et de l'araignée,
rien ne vibre à l'unisson comme le croient les sens,
tout s'enfuit, tout diverge, se disperse, s'efface
dans l'apparente immobilité, le feu crépite
sous les arbres, on voit les flammes rouges, la fumée
qui penche avec le vent, on entend le bruit de l'eau,
celui des feuilles ou des pas qui ressemble à la pluie,
[... ]
(extrait du "Chant IX") pp. 56-57
56
S’immobiliser. Entrer dans la lenteur des choses,
disait-il. Perdre la voix et ce qui va avec.
Convoquer les ombres pour en tirer une lumière.
Peu importe ce qu’elle révèle. L’important
tient dans ce presque rien — un silence, un bruit de pages
et, de l’un à l’autre, la navette du désir.