II
Il faut prendre garde à la peine
Elle vous met la boiterie au corps
Le pas trébuche les mains sont lourdes
Trop peu de clarté filtre entre les doigts
La peine le courbe et le défait
ce corps
et l'enlaidit
le force à s'incliner
à payer son tribut au désordre
On ne va pas en remettre
et rameuter les chiens en larmes
sur la douleur à ronger comme un os
Il y a bien assez de défaites
dans le temps au long cours et d'abandons
pliures et plissements comme un drap
qu'on ramène sur soi
pour ne plus voir le petit jour
et rendre les armes à la terreur
p.17
"Mais n'est-ce pas la vérité toute nue
qui est un monstre, Marie,
et peut-être vous-même,
si lointaine,
n'êtes-vous qu'un monstre
capable de démesure et de détresse,
un monstre que j'aime aimer,
comme la vérité nue..."
(Cette lettre a été écrite en réponse à une enquête lancée par la revue Friches en 1990 sur le thème « L’écriture et la genèse du poème ». Elle a été publiée par Cheyne éditeur en édition hors commerce le 1er mai 1991, puis reprise dans Poèmes en 1996.)
Cher ami,
Les réticences que j’ai pu montrer à l’égard de votre projet venaient, je le crois, des rapports conflictuels que j’entretiens, depuis l’origine, avec l’écriture. Évoquer ces rapports suffira peut-être à remplir ma tâche, même si ce type de confession a quelque chose d’impudique et relève, à tout le moins, de la vanité.
Il y a d’abord cette contradiction sans cesse vécue par moi entre cet homme que je suis et qui s’impose des heures d’immobilité à sa table de travail, écrivant, relisant à voix haute, gommant, écrivant à nouveau, relisant, etc., tantôt pris par cet exercice au point d’en « oublier l’heure et le signal convenu », tantôt impuissant à rien écrire qui vaille, occupé en quelque sorte à ne rien écrire du tout, un œil fixé sur la feuille, tandis que l’autre voit le dehors où les entreprises du corps sont plus sereines et rayonnantes, le grand air, le grand froid, la lumière ; et puis cet autre homme, que je suis toujours, passionnément engagé dans des travaux campagnards, ou encore naviguant en Méditerranée, ou marchant en montagne, et qui, tout heureux, fébrile et tout en sueur, se demande soudain s’il n’est pas en train, là où il se trouve, de démériter de l’écriture, s’il ne trahit pas le poème ou le roman en gésine, s’il ne lui faudrait pas bien vite rentrer à l’abri, verrouiller toutes les issues, et se consacrer au seul métier, au seul service nécessaire, celui qui veut que nous traquions le vrai dans la parole.
Je crois bien que je mourrai sans avoir pu résoudre la contradiction, n’arrivant pas tout à fait à me satisfaire de l’idée conventionnelle que le premier homme nourrit le second – et réciproquement – comme si je flairais malgré tout un piège dans l’écriture, comme si je craignais que nous autres, les poètes, n’ayons fini par céder à un « genre », étant entrés par le poids des choses dans cette confrérie-là qui, il est vrai, en vaut bien d’autres, mais entrés… faute de mieux, peut-être.
Et pourtant je reviens toujours à la table, certain que je me dois quand même à je ne sais quel « autre » encore qui, en ce lieu, me réclame, assuré qu’il me faut absolument donner sa chance à un chant qui m’habite en secret, et combler ce vide, ce rien, dont la feuille est le signe, comme s’il y avait une place, une « chaleur vacante » à remplir.
Ajoutons, pour être tout à fait honnête, que j’éprouve aussi à cet exercice, et lorsque le résultat me semble accompli, une qualité de joie irréductible à toute autre – même si, très vite, le poème ou la page achevés me deviennent étrangers et s’éloignent de moi comme fait la peau après la mue.
Et tout est à reprendre ; et tout recommence…
L’inconfort de ma pratique m’a toutefois imposé quelques règles de déontologie à usage interne, et auxquelles je crois n’avoir jusqu’à présent jamais dérogé, dont la plus grave est de ne jamais écrire par jeu ou sur commande, l’écriture devant toujours pour moi se refuser, sauf à trahir l’essentiel, aux prouesses des savoir-faire, et ne tenant sa légitimité que de cette évidence : la parole engage (d’où la nécessité où je suis quelquefois de refuser des inédits, que je n’ai pas, ayant déserté pendant des mois parfois l’écriture de poésie, sans avoir pour autant, je crois, abandonné l’état de poésie…).
Mais, puisque vous me demandez de réfléchir sur un exemple précis, je vous propose celui-ci :
Dans Sous l’écorce des pierres (Cheyne éditeur, 1983), on peut lire ce « quintil » :
Dans la faille du temps
Irons-nous à la mort
Comme de bons marcheurs
À grandes foulées vers l’incendie
Sourds aux écorces qui pourrissent
Ce poème pose la question : irons-nous à la mort comme de bons marcheurs. Mais j’avais d’abord écrit : nous irons à la mort comme de bons marcheurs, dans une sorte d’enthousiasme, ou alors c’était un exorcisme, et en conclusion d’un poème que j’avais longtemps porté en moi comme une espèce de blessure, et dont l’achèvement m’avait en quelque sorte libéré.
Cependant, une fois l’émotion de la création évanouie, la forme affirmative me parut d’une grande hauteur, d’une pauvre prétention ; et, des exemples cruels autour de moi m’ayant aussi rappelé à la réalité des choses, je me suis rendu compte que la vie pouvait bien me réserver un jour la mauvaise surprise de me mettre dans l’incapacité d’assumer jusqu’au bout cette parole, même si la relecture du poème me confirmait toujours dans le sentiment que l’affirmation semblait esthétiquement pertinente.
J’ai balancé, je m’en souviens, de longues semaines entre l’une et l’autre formule, et je ressens encore le soulagement que fut, en fin de compte, la décision de choisir l’interrogation, les préoccupations esthétiques ayant dû se soumettre aux impératifs d’une voix qui me disait que, sur cette question, je ne pouvais rien affirmer sans me mentir à moi-même, et par là, sans risquer d’ôter à mon poème la seule valeur à laquelle il devait prétendre.
Et je pense aujourd’hui que cette exigence de fidélité est sans doute l’une des rares choses qui justifient l’activité poétique devant les malheurs du temps.
Croyez à mes sentiments très amicaux.
J.-M. B.
(on porte sur ses épaules
le poids des poèmes incertains
incapable de jeter aux orties
encore
la guirlande sous sa cloche de verre
avec le bouquet des noces
et les dentelles
la vie déborde le fardeau
qui vous plie sur la feuille
on sait quels cris quelle fureur
quelle audace
écornent les pages des livres
on cherche les mots qui font le guet
les rythmes de la lisière)
Aurons-nous en ces temps
Assez de regard pour tout embrasser
Une dernière fois
Assez de clairvoyance
Pour présider à l’ordonnance du départ
Comme un voyageur qui met la clé
Sous la porte
Et se retourne sur les restes d’un feu
Qu’un peu de vent affole
Que je vous dise comme je crains
La départie
Car bien avant que nous soyons dépariés
On verra ici et là des craquelures
Dans les paysages
Et sur la neige
Inattendus
Des coulures
Des cratères d’eau pitoyables
Des fêlures grisâtres dans le blanc