...jouissance et douleur confondues, traumatisme indélébile, fêlure inhérente à l’être, et surtout méfiance et rage à jamais, car désormais tu devras vivre avec cette cicatrice d’amour sur les lèvres, ce bec-de-lièvre de l’âme qui deviendra plus tard on ne sait quoi de tragique et de vil chaque fois que tu ouvriras la bouche pour donner un baiser à la vie, oh ma bien-aimée, tu te demandes si je délire, n’est-ce pas ? mais non ! j’ai simplement compris, sans thérapie, sans grand déballage, que chez moi ce bec-de-lièvre, cette perversion originelle est devenue par je ne sais quelle transmutation cynique, quelle alchimie maudite,l’envie, le besoin, le désir irrépressible de contempler de près la misère des autres, de scruter à la loupe leurs famines, leurs maladies, leurs souffrances, j’ai besoin de ces fléaux comme d’un antidote, d’une drogue...
C’est vrai, là-bas en Espagne il n’était encore qu’un fantôme, mais ici en France c’est fini, il a un destin tout tracé, il va d’abord redevenir David Sedar Ndong, trente-deux ans, de l’ethnie des Sérères, guide et traducteur officiel pour AfriquAlter, une ONG française à M’bour, Sénégal, c’est ce qu’il est vraiment, pas un illettré ni un crève-la-faim, non, il est diplômé de l’université de Dakar, il parle quatre langues, il est quelqu’un maintenant, un personnage, un vrai, comme le lui a dit monsieur Denis, « Tu n’es pas n’importe qui, David Sedar, tu es très particulier, très spécial, nous avons tellement de choses en commun. Je pars mais pour moi, désormais, tu existeras autrement, mon frère sérère, ailleurs, dans le livre, tu vivras dans le livre que je publierai en France, tu auras ton histoire, je te le promets, tu existeras… »
Parfois je ne sais plus si j’ai vécu ces trois jours ou si je les ai rêvés.
Les visages et les lieux se brouillent dans mes souvenirs mais, même quand je ne suis plus sûr de rien, j’entends encore des hurlements de chien et une détonation sèche qui fige l’averse de neige au-dessus de moi.
Des gendarmes apparaissent, avancent comme en apesanteur dans le brouillard laiteux qui m’enveloppe. Je ne peux retenir aucune pensée, ni articuler aucun mot, mais j’ai conscience que c’est moi qu’ils tentent de ranimer en premier. Moi et pas l’autre qui gît à mes côtés, le regard vitreux.
Et lorsque l’un des gendarmes se penche sur mon voisin inerte pour abaisser ses paupières d’un geste grave et théâtral, j’éprouve cette sensation intense et douce de venir enfin au monde.
Et tout à coup, il se sent cloué sur place : 0 °C ! Zéro degré Celsius ! Température zéro ! Partout ! Dans l’air, par terre, sur sa peau, dans sa bouche, dans sa tête ! Zéro degré ! Le chiffre si rond, si opaque, le chiffre ventouse qui avale les âmes, les pétrifie et les recrache dans la poussière comme de misérables cailloux arrachés à la matière. Jamais il n’aurait imaginé ce zéro ailleurs que sur le thermomètre de la chambre de congélation du port de M’bour, là où le poisson entreposé encore vivant crève en quelques secondes. Alors peut-être que ce village fantôme a déjà été terrassé tout entier par le froid d’ici. Peut-être qu’il a été raccordé à cet écran électronique qui égrène seconde après seconde les chiffres de son agonie.
Je sais moi que jamais il n’aurait pris la plume pour écrire à la main à quelqu’un en qui il n’aurait eu une confiance totale, alors je vous en supplie, dites-moi ce que vous pensez de ces phrases, de ce poids trop lourd, de ce qui a été, de ce qui me révoltera. Ce sont des mots très durs. Je ne sais pas sur quelle piste sont partis les gendarmes, ils ne me disent jamais rien de convaincant, mais moi… moi je suis sûre que Denis parle de quelque chose qui s’est passé au Sénégal, quelque chose de grave qui l’a affecté au plus profond de lui-même. Je connais mon mari depuis qu’il fait ce métier, il a toujours été immunisé contre le désespoir et la dépression, mais cette fois-ci, lorsqu’il est rentré, ce n’était plus le même.
C'était il y a plusieurs mois déjà, à M'bour, la dernière fois qu'ils se sont vus, mais ce jour-là David Sedar a bien compris ce qu'a voulu dire monsieur Denis : il sera quelqu'un dans le livre de Denis Vignal. Il existera.
Tous les hommes s’endorment avec des meurtres et des choses terribles dans leurs têtes. Tous les hommes tuent en rêvant. Ceux qui le nient sont des menteurs. Mais le gendarme, ce matin, il s’est donné le droit de le faire dans la vraie vie, parce qu’il s’est senti légitime, parce qu’il s’est dit qu’il accomplissait son devoir, mais aussi parce qu’il savait qu’il y avait là un rêve, ou un cauchemar, plus grand que lui, quelque chose qui le dépassait. C’était peut-être la seule occasion de sa vie de toucher cette chose du doigt, et il l’a saisie, il a appuyé sur la détente.
Il claque des dents, il ne peut articuler aucun mot. Il s’accroupit devant la cheminée, déplie ses doigts gelés sur les flammes, attend un soulagement, mais la douleur est décuplée et il pousse un petit cri. Il se sent bête, ridicule. Il se recroqueville, essaie de réfléchir, mais son esprit est encore dehors, sa mâchoire claque de plus en plus, ses mains raidies brûlent. Le 0 °C a gagné, l’horloge du monde n’est plus dans son corps.
Dans un halo de fumée bleuâtre, il revoit la femme de monsieur Denis, son châle noir, son visage grave à la lueur des bougies. Une belle femme, ni jeune ni âgée, fumant et buvant comme un homme, seule dans cette maison éloignée de tout. Elle l’a recueilli, lui l’immigré, le vagabond, en le croyant sur parole. Elle est courageuse. Ou inconsciente.
Parfois je ne sais plus si j’ai vécu ces trois jours ou si je les ai rêvés.
Les visages et les lieux se brouillent dans mes souvenirs mais, même quand je ne suis plus sûr de rien, j’entends encore des hurlements de chien et une détonation sèche qui fige l’averse de neige au-dessus de moi.