Il y a plus de sang-froid dans le petit doigt de Barb que chez la plupart des hommes que j’ai connus, moi compris. (…)
On ne leur a pas érigé des masses de statues, mais ce sont des femmes comme elle qui ont construit l’Amérique. Des femmes de toutes croyances et de toutes couleurs qui savaient endurer la neige, la canicule, manier la charrue, traire les vaches, scier le bois, faire des enfants, les élever, les nourrir et les regarder partir, et qui se faisaient frapper par des maris infidèles ou bourrés sans pourtant jamais laisser s’éteindre tout à fait la flamme de la bonté qui brûlait en elles.
Avant, le slogan du Dakota du Sud c’était « La Terre de l’Infinie Variété », ce qui montrait au moins qu’ils avaient le sens de l’humour. Car si je me fie à ce qui s’étend devant moi et qui correspond à l’idéal platonicien de la platitude, « La Terre aux Horizons Infinis et Super Chiants » semblerait un slogan plus approprié.
La femme me regarde – je suis couvert de sang, trempé, mon costume est en lambeaux et je tiens un lance-roquettes chargé – mais on est à New York et elle s’éloigne comme si je n’étais pas là, en tirant derrière elle la laisse du chihuahua qui continue de glapir.
Je ne t’ai pas dit mon nom. C’est parce que ce n’est plus
le mien. C’est celui d’un autre, quelqu’un qui était moi mais que j’ai cessé d’être il y a longtemps. Il ne reste probablement pas dix individus vivants qui gardent un souvenir de cette personne, pas à cause de moi, mais parce que cette personne était nulle, un zéro, un chiffre, une phrase vide de sens.
Je l’ai laissée derrière. Elle ne me manque pas, et je ne lui
manque pas non plus.
Pour les gens que je croise tous les jours, je suis celui qu’il
leur convient de penser que je suis. Ce n’est pas plus une
question de faire semblant que de jouer la comédie. Il s’agit d’être. Le truc génial quand tu n’as pas d’identité réelle et de personnalité fixe, c’est que tu peux te glisser d’un personnage à un autre comme ces bernard-l’hermite qui changent de coquille chaque fois qu’il y a trop de vaisselle sale dans l’évier.
Pour les gens du métier, je ne suis qu’un mot.
Madonna, Cher, Pelé, Michel-Ange, Platon, Seinfeld,
tous réunis en une seule personne.
Je suis Seventeen.
Plus jeune que tu ne l’aurais cru.
Bien entretenu, exubérant, parfois un peu trop bruyant.
Avec un de ces accents américains difficiles à situer.
Un peu antipathique.
En fait, non. Parfaitement exécrable.
Et si tu ne m’aimes pas, aucun problème. Dans ce boulot,
on s’en fout d’être aimé.
On m’appelle Seventeen parce qu’il y en a eu seize avant
moi.
Pour un trafiquant de drogue ordinaire, un type qui blanchit de l’argent, un marchand d’armes ou un pédophile, les solutions de cryptage qu’on trouve dans le commerce sont probablement suffisantes. Mais si tu prépares un truc vraiment très sale qui menace littéralement la sécurité nationale et les types qui en ont la charge, et si tu fais l’erreur d’apparaître sur leur radar, rien ne va plus. La dure vérité, c’est que toi, en tant qu’individu, tu ne peux pas gagner contre la puissance de l’agence de renseignements d’un pays qui dispose de milliards de dollars à dépenser, des plus brillants cerveaux de ta génération et d’une technologie en avance d’une décennie sur tout ce que tu pourras trouver dans le commerce
Et même pendant que je l’étranglais, il a continué à essayer de prononcer ce mot.
Parachute. Parachute. Parachute.
Jusqu’à ce que toute vie quitte son regard.
Je suis à mi-chemin de la colonne à présent. Et je comprends de mieux en mieux le choix du Tiergarten. Berlin, comme toutes les capitales occidentales, grouille de caméras de surveillance, et la plupart sont connectées à un système central qui enregistre automatiquement des trucs comme les plaques minéralogiques ou les données biométriques. Pour un usage civil, les contrôles sont stricts, mais les agences de renseignements ne sont pas assujetties à de telles règles. Tu as peut-être du mal à croire que la NSA, qui a mis sur écoute la presque totalité des plus grandes autoroutes d’Internet, a accès à chaque caméra que tu croises et à ton dossier biométrique, mais es-tu prêt à jouer ta vie là-dessus ? Il n’y a presque aucune caméra de vidéosurveillance dans le Tiergarten. Tout cela mis bout à bout commence donc à prendre sens. Mais ça signifie aussi que ces gens sont très sérieux, et que ce qu’ils préparent pourrait menacer des centaines, voire des milliers de vies. Ce qui soulève une autre question, encore plus troublante. Pourquoi moi ?
Être un agent secret, ce n’est pas ce que tu penses.
C’est chiant.
Je ne veux pas dire chiant dans le sens sans intérêt.
Je veux dire chiant parce que tu te prends la tête, tu serres
les fesses et tu grinces des dents (...)
C’est parce que tu es un agent – ou plutôt, comme te le
rappelle ton intitulé de poste à chaque entretien d’évaluation de plus en plus négatif, un analyste (...)
Et ta vie passe au goutte-à-goutte pendant que tu écoutes
les interminables enregistrements au son pourri . (...)
Il y a du bon aussi. Parfois, on te laisse scanner des images satellite du désert mongol ou érythréen jusqu’à ce que tu pleures des larmes de sang. Jusqu’à aujourd’hui, le moment le plus excitant de ta carrière, c’est le jour où tu avais cru repérer un silo à missile en construction dans la péninsule nord-coréenne. Mais quand tu avais apporté la photo à ta superviseuse, elle t’avait expliqué qu’il s’agissait d’une station d’épuration.
Enfin, c’était déjà bien d’essayer.
Ne reste plus que le vieil homme. Le boss, je veux dire. Je l’admire presque. Tu te souviens d’Adnan Khashoggi ? Le trafiquant d’armes qui valait quatre milliards dans les années 80, à l’époque où quatre milliards, c’était encore beaucoup d’argent ? Mouillé dans l’Irangate, proche d’Imelda Marcos ? Il est mort sans le sou. Où est passée toute sa fortune ? La réponse est en face de moi. Il a plus de quatre-vingts ans aujourd’hui, il n’a même pas peur. Cela fait des années, des décennies peut-être, qu’il sait que ce moment allait venir un jour. (…)
« Jeune homme, dit-il en allemand. Quelle que soit la somme qu’on vous donne pour… » Je lui mets deux balles dans la poitrine avant qu’il puisse finir sa phrase. Étrangement, ce n’est pas suffisant. Il bouge encore, du sang jaillit de sa bouche. Je lui tire ma dernière balle dans la tête.
Être un agent secret, ce n’est pas ce que tu penses. C’est chiant. Je ne veux pas dire chiant dans le sens sans intérêt. (…)
Ce que je dis c’est que tous ces trucs que tu vois à la télé et au cinéma, les voyages à fond la caisse dans des contrées exotiques dans des voitures de sport voyantes, les fuites par les toits en faisant du parkour pour éviter les rafales d’automatiques, les idylles avec des célébrités glamour aux origines ethniques variées et aux allégeances suspectes, et la suppression à distance avec des armes silencieuses de cibles choisies pour des raisons qui restent opaques jusqu’au troisième acte, quand les méchants réapparaissent en masse pour te botter le cul, rien de tout ça n’existe. Absolument rien. Pas même un tout petit peu. À moins d’être moi.