Entretien avec DOA, à propos de son ouvrage Lykaia
16/11/2018
Vous nous aviez habitués dans vos précédents livres à croiser souvent Thanatos, à travers les nombreux cadavres qui jonchent notamment les pages de Citoyens clandestins et Pukhtu. Cette fois, c`est Eros qui tient une place de choix, et éclipse un peu la mort. Qu`est-ce qui vous a poussé à écrire une histoire d`amour et de sexe, et de choisir leur versant le plus extrême, le BDSM, dans ce qu’il a lui-même de plus extrême ? Les flingues et les grenades ne vous manquent pas trop ?
Je suis surpris que vous pensiez que la mort est éclipsée de Lykaia, il me semble au contraire qu’elle y est omniprésente et que c’est une très forte pulsion morbide qui, justement, sous-tend en grande partie les rapports de pouvoir et de sexe de mes protagonistes.
Quant à savoir ce qui vous pousse vers un sujet, il est difficile de le dire. Chez moi, il y a rarement une raison unique ou principale. Je peux en revanche vous dire qu’un vital besoin de changer de thème et d’univers m’a tenu éloigné « des flingues et des grenades ».
Est-ce que vous avez travaillé l’écriture de ce roman de la même manière que celle de vos précédents livres, qui tournaient autour de la criminalité et de la guerre ? Loin d’un champ de bataille, votre style dans Lykaia évoque plus le bloc opératoire du fait de sa concision (qui répond à la profession du narrateur chirurgien), mais aussi de la pagination assez restreinte du livre…
Evacuons d’emblée la question de la pagination : celle-ci ne dépend pas d’une façon de travailler qui serait différente d’un roman à l’autre, mais de natures de textes qui n’ont pas nécessairement besoin du même nombre de pages pour exister ; mes romans font la taille nécessaire au sujet et à son traitement.
Et sinon, oui, j’ai travaillé de la même façon, des recherches à la rédaction en passant par la structuration, avec une langue qui s’est adaptée à la thématique. On n’écrit pas la guerre comme on écrit le cul ou les tourments d’une passion mortifère.
Vous remerciez en fin d’ouvrage des adeptes du sado-masochisme : ce milieu vous a-t-il accueilli « les bras ouverts » ? Avez-vous souvenir de votre tout premier contact avec ces pratiques ?
Les pratiquants que j’ai rencontrés sont méfiants par nature et par nécessité. Potentiellement, le jugement que porte le monde extérieur – à commencer par le mien – sur eux peut être dur et blessant. A cet égard, dans leur façon de cultiver leur jardin secret, de se protéger des regards indiscrets et de tester leurs interlocuteurs, les adeptes du BDSM ne sont pas très différents des fonctionnaires des services secrets ou des agents d’officines que j’ai pu rencontrer pour préparer mes romans précédents.
Quant à mon premier contact avec cet univers, il est difficile de le dater. L’esthétique fetish et BDSM est partout autour de nous, depuis longtemps. De la haute couture en passant par l’art (le photographe Robert Mapplethorpe, par exemple), le cinéma (Matrix en est un bon exemple), toute la culture a emprunté à ce milieu. S’il s’agit, en revanche, de dater le premier contact qui a conduit à ce livre, en rappelant cet univers à mon bon souvenir de façon un peu plus appuyée, il remonte à sept ou huit ans.
Que représente le BDSM pour vous, dans nos sociétés ? Est-ce un miroir de l’assujettissement des corps dans le monde du travail, par exemple, ou de la mise en scène que chacun fait de soi ? Ou au contraire une pratique très marginale qui se veut hors-société, presque hors-époque, comme le suggère le choix de la ville de Venise comme décor des dernières scènes du livre ?
Bien qu’il n’existe évidemment pas de statistiques officielles, je pense pouvoir affirmer que cette pratique n’est pas si marginale que cela. Dans ses formes les plus extrêmes sans doute, mais dans ses manifestations les plus classiques, je crois au contraire qu’elle est assez répandue dans la population. Ca commence très vite, vous savez, le BDSM, par une simple fessée. Donc ce n’est certainement pas un phénomène hors du temps ou de la société.
Le sens de ma démarche a toujours été avant tout artistique, même dans mes précédents textes. Je ne manipule pas le réel pour dire ou dénoncer, mais pour réfléchir et sublimer. Pas de message chez moi. Ni avant, ni maintenant. Cependant, on peut effectivement s’interroger sur les parallèles qui existent entre la pratique BDSM, fondée sur le fantasme, le travestissement et le jeu avec des corps réduits à l’état d’objet, réifiés, et les tendances plus générales de la société à l’individualisation, à la marchandisation des corps de plus en plus réduits à leur valeur transactionnelle, à leur « accesoirisation » ou à la mise en scène permanente de soi via les réseaux dits sociaux.
A travers ce couple dont on suit l`itinéraire amoureux et morbide se dessine une vision désenchantée du monde, extrême et parfois volontairement choquante (notamment lors des séances de SM clinique). Etait-ce une manière pour vous de tester le pouvoir de la littérature sur nos organismes ? De prouver que face aux images et leur puissance, les mots demeurent tout de même efficaces ?
Je n’aime pas trop le terme « volontairement », il confère au mot « choquant » une intentionnalité que mon texte n’a pas. Mon ambition n’était pas de choquer, c’était d’écrire sur un sujet qui m’intéressait pour une œuvre au noir, et il se trouve que les caractéristiques ou les manifestations de ce sujet choquent, c’est très différent. Ensuite, nous touchons là à l’essence même de ce qu’est la littérature et ce débat est sans fin. Je pense, pour ma part, que l’écrit, et en particulier l’écrit de fiction, doit bousculer le lecteur, en bien, en mal, les deux, à travers l’expression de la sensibilité qui l’anime. Je ne crois pas qu’il faille obligatoirement écrire pour faire du bien aux gens ; parfois, il faut savoir les heurter.
Quant à se confronter à la puissance des images et à leur omniprésence… Il faut savoir choisir ses combats, et le mien n’est pas là. La force des images, c’est leur immédiateté et la facilité avec laquelle, en bonnes filles de joies de la création, elles s’offrent. Peu d’efforts sont nécessaires pour voir, lire en réclame beaucoup plus. Seulement voilà, produire du contenu audiovisuel n’est ni simple, ni bon marché, alors qu’un texte ne réclame que du temps, un crayon, du papier et de l’imagination. Rien ne peut supplanter cela. La meilleur preuve : aujourd’hui, l’essentiel de la production audiovisuelle relève de la reprise, de l’adaptation de livres ou de BD, ou de l’emprunt aux faits réels. C’est un médium qui ne crée plus, ou très peu, de contenu vraiment original.
Vous vous réclamez d`un héritage sadien dans les remerciements. Pensez-vous qu’il faille aujourd’hui réactualiser la rage et l`outrance d’auteurs comme le marquis de Sade, ou ses écrits vous paraissent-ils toujours aussi choquants aujourd`hui ?
Je fais, dans mes remerciements, un clin d’œil sympathique et respectueux au Divin Marquis qui a fait école, comme on dit. En aucun cas je ne me considère héritier de celui-ci, n’ayant aucune intention de poursuivre dans cette veine au-delà de Lykaia. Quant à votre question, j’avoue ne pas la comprendre ou plutôt, j’ai peur de la comprendre : faudrait-il censurer la littérature parce qu’elle peut choquer ? Vers quel monde allons-nous ? Je vois tous les jours autour de moi, je lis ou entends dans la bouche de nos élites, dans la presse, des choses qui me choquent et me dégoûtent bien plus que les délires inquiets d’un Sade qui, au fond, semble ne faire qu’explorer l’éventualité d’une libération des pulsions, perspective qui, je le crois, le terrifiait profondément.
DOA à propos de ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Véritablement envie, Moins que zéro de Bret Easton Ellis.
Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
Méridien de sang de Cormac McCarthy.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Ce n’est pas tant un livre qu’un auteur, Charles Dickens.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Les Noirs et les Rouges d’Alberto Garlini.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
La Promesse de l’aube de Romain Gary.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Les livres mentent. » Cormac McCarthy.
Et en ce moment que lisez-vous ?
Une biographie d’Aldolf Hitler écrite par Volker Ullrich.
Découvrez Lykaia de DOA aux éditions Gallimard :

Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
Nous avons rencontré Stéphane Douay (dessinateur, à gauche) et Pierre Boisserie (scénariste, à droite) au moment de la sortie du tome 3 des "Années Rouge & Noir" (BD éditée par les Arènes), lors du festival Quai des Bulles de St Malo, en octobre 2018. Mais avant la sortie du tome 4 de cette série sur les années troubles d'après-seconde-guerre-mondiale, leurs actualités éditoriales respectives les rattrapent. Stéphane Douay publie en effet "La ligne de sang", un polar satanique à faire frissonner (adaptation du roman de DOA) et Pierre Boisserie publie "Cigarettes", une BD-dossier à faire tout autant frissonner, sur l'industrie du tabac. Heureusement, nous avions parlé de tout ça (et plus encore)...
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