Aujourd'hui c'est mercredi et mercredi, c'est... ?
« Les histoires à Berni !
Sandrine, la maîtresse d'école a fait entrer les élèves dans la classe.
Ils se sont assis silencieusement en cercle autour de moi. Je leur ai tout de suite posé la question suivante : « Que pensez-vous des contes anciens où les princes volent au secours des princesses ? »
Ils se sont tous regardés les uns les autres, avec des yeux interrogatifs, cherchant dans ma question le piège éventuel.
« Toi Berni-Chou, tu as une idée derrière la tête », a fait la petite Anna d'un oeil empli de sagacité.
Je me suis retourné, mais non, je n'avais aucune idée derrière la tête. D'ailleurs, quelle idée ? Avais-je ainsi des intentions si malveillantes auprès de ces chers élèves de CE2 que j'adorais tant ? Moi qui bousculait même le calendrier pour faire désormais passer les histoires du mercredi tantôt le mercredi, tantôt le jeudi ? Que nenni !
Alors j'ai proposé :
« Et si on imaginait des histoires où l'on casserait les codes classiques. Par exemple, imaginons que ce ne soit plus Patounet qui répare le vieux jukebox déglingué comme s'il se penchait au-dessus du moteur d'une voiture, sous prétexte que c'est un garçon. (*) Cela pourrait très bien être une fille, Domi par exemple.
- Je connais rien au moteur de jukebox moi, a fait la petite Domi toute confuse.
- Tu vois, mon cher Berni, elle n'y connait rien, a répondu le petit Pat qui craignait pour son jukebox. C'est pas une affaire de fille ou de garçon, c'est juste une affaire de compétences.
- Mais je veux bien apprendre moi, a répliqué la petite Domi tout émoustillée.
- Ugh ! Moi je connais les moteurs de jukebox comme ma poche, a fait la petite Gaby très entreprenante, déposant au sol son grand sac à ustensiles insolites, prête de nouveau à étaler son contenu et dévoiler tous ses trésors.
- C'est pas avec une tourniquette à faire la vinaigrette qu'on sauve un vinyle collector de Karen Cheryl ma chère Gaby, a fait le petit Pat en se moquant légèrement.
- Tu n'as pas de mémoire petit Patounet, tu oublies la clé de douze qui a sauvé ton vinyle collector furieusement ringard. Certes c'est toi petit homme primesautier et facétieux qui a donné le dernier coup d'écrou, mais :
♫ quelle est la princesse ubique
qui a sorti l'objet magique ♫
♫ de sa besace unique
venue au secours tragique ♫
du mécanicien en panique ?♫ »
On a entendu un petit gloups dans la voix étranglée du petit Pat tout gêné, mais l'incident a été très vite clos par un petit baiser déposé par la princesse incroyable sur le front du mécanicien non moins incroyable du jukebox déglingué qui servait désormais aux travaux manuels de la classe.
« Je vais te transmettre tous mes rudiments, chère Gaby, a fait le petit Pat très coopératif, mais tu ne touches surtout pas au collector de Marcel Amont. C'est sacré, hein !
- Ugh ! Ça ne me serait même pas venu à l'idée un seul instant, je te rassure. »
Sur ce beau geste de transmission à venir, j'ai poursuivi.
« le livre que je vais vous présenter aujourd'hui s'inspire de contes célèbres anciens et les réinvente en proposant de manière malicieuse et intelligente une autre version. On inverse les rôles entre filles et garçons. Ce ne sont plus les princes qui volent au secours des princesses mais l'inverse. »
Alors je leur ai montré le livre de contes que j'avais apporté ce mercredi matin, écrit par l'autrice anglaise Karrie Fransman intitulé le Bel au Bois Dormant et autres contes où les princesses volent au secours de leurs princes. Qui plus est, les belles illustrations de Jonathan Plackett au gré des différents contes forment un enchantement qui nous emporte.
J'ai vu subitement dans l'assistance des yeux à la foi interloqués et captivés. On s'est regardés Sandrine la maîtresse d'école et moi, on a vu que la mayonnaise prenait.
Le mieux était d'entrer dans un des différents contes revisités par l'autrice pour voir la métamorphose tant attendue du texte. Enfin, peut-être il en serait fini de la jeune princesse innocente et gourde qui croque les yeux fermés dans la fameuse pomme empoisonnée.
Au hasard, je me suis saisi de l'histoire du Bel au bois dormant et je leur ai raconté cette nouvelle version revisitée du célèbre conte de Charles Perrault :
« II était une fois une Reine et un Roi, qui étaient si fâchés de n'avoir pas d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait le dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde : voeux, pèlerinages, tout fut mis en oeuvre, et rien n'y faisait.
Enfin pourtant le Roi eut un fils. On fit un beau baptême, et on donna pour parrains au petit Prince tous les gentils Fées qu'on put trouver dans le reinaume (il s'en trouva sept), afin que, chacun d'eux lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, le Prince eût toutes les perfections imaginables. »
Il y avait aussi Jacqueline et le Haricot Magique :
« Il était une fois un pauvre veuf qui vivait dans une petite ferme avec sa fille Jacqueline.
Jacqueline manquait de jugeote, mais elle était affectueuse et avait bon coeur. Il y eut un hiver très rude, et le pauvre homme attrapa une forte fièvre. Jacqueline ne travaillait pas encore, de sorte qu'ils tombèrent dans une extrême pauvreté. le veuf dut se résoudre à vendre son boeuf pour qu'ils ne meurent pas de faim; aussi un matin il dit à sa fille : « Jacqueline, je suis trop faible pour aller au marché, alors emmène le boeuf et vends-le. »
Allez, je vous en offre une troisième, comme cela vous aurez le ton donné :
« II était une fois, au coeur de l'hiver, quand les flocons de neige tombaient comme des plumes sur la Terre, un Roi qui cousait, assis à une fenêtre encadrée de bois d'ébène. Tandis qu'il travaillait à son ouvrage en regardant le paysage sous son blanc manteau, il se piqua le doigt avec son aiguille, et trois gouttes de sang tombèrent sur la neige au-dehors. En voyant rouge se détacher si joliment sur le blanc, le Roi se dit en lui-même : « Oh, que ne donnerais-je pas pour avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang, aussi noir que l'ébène ! »
Son souhait fut exaucé, car il eut bientôt un fils, un petit garçon, à la peau aussi blanche que la neige, aux lèvres et aux joues aussi vermeilles que le sang et aux cheveux aussi noirs que l'ébène. On l'appela Blanc-Flocon, mais le Roi mourut peu de temps après sa naissance. »
Vous l'aurez compris, ici les Fées sont masculins. Il n'est plus question de la douceur et de l'innocence des princesses, ni de la force et du courage des princes.
Ce qui est étonnant, c'est que les élèves trouvaient naturel ce que je racontais. L'histoire de Blanc-Flocon et des sept naines les avaient bien amusés aussi. Et je me demandais si la prochaine étape ne consistait pas à réunir leurs parents pour continuer de faire voler en éclats tous ces stéréotypes véhiculés par l'imaginaire collectif. Mais peut-être était-ce peine perdue ?
« La violence ordinaire du monde interdit aux garçons de pleurer et aux filles d'explorer la nuit. Elle interdit aux filles d'arpenter les routes en conquérantes et aux garçons de ne pas être de garçons. » J'avais aimé ce propos cité dans la préface du livre, rédigée par Marie Darrieussecq. Elle poursuivait notamment en disant ceci : « À force de répéter ces supposées descriptions, à force d'enfoncer le clou des stéréotypes, ils marquent au fer rouge l'imaginaire humain et forgent des sociétés entières. Ces sociétés sont binaires, divisées entre hommes et femmes ; et dès qu'ils y a du deux, il y a de la hiérarchie. »
Sandrine, la maîtresse d'école est venue vers le cercle des élèves pour leur proposer d'échanger sur le sujet...
« Vous voyez, a dit Sandrine la maîtresse d'école, on peut parfaitement et judicieusement imaginer des tas d'histoires où le rôle qu'occupait un personnage féminin pourrait être interprété par un personnage masculin, et vice-versa, et c'est intéressant de regarder ce que cela donne... Parfois, grâce à ce regard décalé, à ce pas de côté, on peut continuer de se laisser surprendre par la place qu'occupe dans l'histoire certains personnages auxquels notre imaginaire collectif s'était habitué.
- Mouais, a fait la petite Dori d'un air dubitatif, Mortelle Adèle pour moi sera toujours une fille, non mais oh ! »
Puis, l'idée est venue d'illustrer un des contes du livre par une petite mise en scène. Les suffrages l'emportèrent vers Blanc-Flocon et les sept naines. le petit Pat se porta volontaire pour jouer le rôle de Blanc-Flocon. Il s'agissait désormais de composer le casting des sept naines.
Prof, Timide, Atchoum, Joyeuse, Simplette, Dormeuse, Grincheuse.
Il y eut quelques volontaires, mais pas totalement.
Tiens ! Grincheuse ? Qui va faire Grincheuse ? Tous les regards se sont retournés bizarrement vers la petite Dori.
« Mais ! Euh ! »
La petite Francine proposa d'une voix solennelle : « Moi, je veux bien être Prof ! »
-Et moi Atchoum, a fait la petite Isa qui avait un gros rhume ce jour-là.
Fanny accepta un rôle de composition en jouant Timide.
- C'est pas trop compliqué ? a t-elle tout de même demandé timidement.
- Mais non, il suffit que tu ne dises rien, répondit la petite Sylvie d'un air plein de confiance... »
La petite Chrystèle accepta d'être Dormeuse. Pour Joyeuse, c'était presque évident que ce serait la petite Nico.
Et Simplette ? Qui sera Simplette ?
« Allez, je me sacrifie pour la bonne cause, a fait la petite Anna portant la main au front d'un geste d'abnégation, n'a-t-on pas dit ce matin qu'on faisait voler en éclats les stéréotypes et les images convenues ? Mouhahaha ! »
La petite Gaëlle nous a rejoint au dernier moment pour nous saluer d'un geste tendre. Elle était pressée, elle devait s'absenter pour quelques jours mais promettait de revenir très vite.
« Elle est belle ton histoire, camarade, m'a-t-elle dit de son air océanique, c'est drôlement bien d'inverser de temps en temps les choses, ça remet les choses à leurs vraies places... »
Le petit Pat a appuyé sur le bouton du jukebox et une farandole échevelée a quitté la classe sous les cris et les bravos.
♫ Heigh-ho
Heigh-ho
♫ Heigh-ho, heigh-ho, heigh-ho, heigh-ho
Heigh-ho, heigh-ho
On rentre du boulot ♫
♫ Heigh-ho, heigh-ho, heigh-ho, heigh-ho
Heigh-ho, on rentre du boulo ♫
Heigh-ho, heigh-ho ♫
(*) Ici il est fait référence à la précédente chronique du mercredi matin intitulée "Matilda".
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