J'étais en train de comprendre que peu de gens parviennent à admettre qu'ils ont été rayés de la mémoire de quelqu'un, fût-ce par la maladie.
Tu es aimé de tous. Brave homme. Honnête. Mais déçu. Qui ne le serait pas ? Cette femme. Ces enfants.
Ta femme. Tu l'aimes et tu la chéris. Tu aimes la regarder par la fenêtre à son insu traverser une rue ou un pâturage, comme un étranger qui ne saurait rien d'elle. Tu admires ses cheveux souples, son sourire languide, ses jambes musclées, son allure assurée. Si c'était ta femme, tu serais empli d'orgueil.
C'est ta femme. Elle te méprise. Elle n'est que froideur, regards impassibles, apartés sarcastiques. Constamment. Elle t'émascule de l'infaillible lame du mépris. Le vrombrissement de la meule à aiguiser, le grincement strident de l'acier maintenu contre la roue, tel est le fonds sonore du cauchemar de tes jours.
[incipit]
Tu exprimes de plus en plus ta perplexité devant le chemin qu'a pris ta vie. Cela ne s'explique pas. Quand ton fils vient te voir dans le Nord, tu lui demandes toujours : "Boy, mon chéri, où sont passées toutes ces années ?" Tu n'as pas un ton plaintif, contrairement à ce que l'on pourrait attendre, mais un ton agressif et accusateur, comme si tu n'y étais pour rien, comme si ces années t'avaient été dérobées sous le nez.
J’ai saisi cette vérité : sans la mémoire, nous ne sommes rien. J’ai également appris que cette maladie n’était pas une lente glissade, un long au revoir vers le néant, mais s’apparentait plutôt à une descente heurtée, à l’intérieur d’un ascenseur fonctionnant mal, vers un état proche de l’enfance. Une enfance imaginée par Goya ou Buñuel. Ou par George Romero.
Stanley fut d'une humeur massacrante jusqu'au départ de Dare. Dès la minute où la porte se referma sur lui, il s'anima et se lança dans un tour victorieux de l'appartement. Puis il s'affala sur le lit d'où il avait été évincé et poussa un gros soupir théâtral: "C'est du boulot de rétablir l'ordre dans cette maison!"
Pendant des années, il avait eu l’impression que ses enfants étaient des passagers embarqués dans un train qui allait Dieu sait où et qu’il était au bord de la voie ferrée, silhouette solitaire qui leur faisait signe, chaleureusement tout d’abord, puis frénétiquement, comme un homme possédé, jusqu’à ce qu’il n’ait plus que le vide en face de lui.
«J’ai conçu le rêve de partir ailleurs. C’est difficile mais personne ne m’a priée de rester et ailleurs n’est pas une destination.»