Grandir avec trois sœurs m’avait appris qu’il valait mieux la fermer, par moments, pour ne pas me faire arracher les yeux.
Bon sang ! Noël Gamble n’était pas censé être comme ça. Il n’était pas supposé avoir eu une enfance si difficile ni posséder des qualités si louables, et encore moins me faire ressentir une quelconque compassion pour lui. Il n’était pas censé atteindre mon âme et prendre mon cœur à pleines mains ni m’arracher tous ces sentiments, comme il l’avait fait précisément. Personne ne devrait être capable de produire un tel effet sur huit pages avec des interlignes doubles. Mais il l’avait fait. Mes joues étaient encore mouillées à cause des larmes qui avaient coulé. Parce que je venais de lire sa stupide rédaction magnifiquement bien écrite. Il était possible qu’il ait menti. Il aurait pu tout inventer, rien que pour rendre un travail. Mais vu la réaction qu’il avait eue après le cours, tout à l’heure, je savais que ce n’était pas le cas.
« A cinquante mètres de distance, il m'avait coupé le souffle. A trois mètres, j'étais prête à avoir ses bébés. L'équivalent d'un pied nu nous séparait maintenant dans cette allée étroite entre deux bureaux, et j'étais là, à genoux devant lui.
Était-il nécessaire d'ajouter quoi que ce soit ? »
Levons-nous aux aurores pour faire trente minutes d’exercice. Ce sera fun, avait dit ce fou ô combien sexy.
-Tu sais ce que je veux dire par là, rétorqua-t-il sèchement. On fait partie du groupe. Du cercle. Nos parents sont plus proches que s’ils partageaient le même sang. Admets-le. On fait partie de la même famille, baby doll… J’ai dit non, Bella. Toi et moi n’allons pas coucher ensemble. Pas maintenant. Jamais. Pigé?
Je m’arrêtai net et serrai les dents, sentant la pilule du rejet passer difficilement.
-Je suis perdue depuis que j’ai mis fin à mes fiançailles. Je ne savais pas que j’étais le genre de personne qu’on pourrait duper si facilement. Je pensais que j’étais une badass maligne et perspicace, capable de repérer les menteurs et les mecs infidèles, mais je suis juste une nana idiote et naïve. Et pa… pardon. Je suis désolée d’avoir tout gâché entre toi et moi.
Je n’étais pas né de la dernière pluie. Je savais que si un crétin de lycéen en pleine crise de rébellion défiait ses parents pour emmener au bal la pauvre fille qui vivait dans un mobil-home, il devait se passer bien d’autres choses. J’étais prêt à emprunter le pick-up de mon colocataire et à me taper les onze heures et demie de route jusque chez moi pour botter le petit cul de richard de ce Scotini.
Mais je ne voulais pas que ma sœur soit malheureuse. Je souhaitais qu’elle s’amuse autant que possible malgré sa vie difficile et misérable. L’empêcher d’assister à un bal ne lui rendrait pas le sourire. En plus, elle irait probablement quoi qu’il arrive, et puisque j’étais à mille kilomètres, je ne pouvais pas vraiment l’en empêcher.
Dernièrement, je pensais à elle avant de m’endormir. Quand ma tête était nichée confortablement au creux de mon oreiller et que mes yeux se fermaient, elle arrivait, ondulant dans mon subconscient jusqu’à ce que je fantasme sur elle plus d’une fois dans mes rêves. Je n’arrivais toujours pas à croire que j’avais failli l’embrasser dans son bureau, hier matin. C’était probablement la chose la plus embarrassante et horrible que j’aie jamais faite. Impossible de savoir si elle avait joué les ingénues après ou si elle avait complètement ignoré que j’avais été à deux doigts de me pencher vers elle pour dévorer sa bouche.
Bon sang, j’avais besoin de davantage de sommeil ! Mon cerveau était dans le brouillard. Fermant les yeux, je visualisai mon matelas dans l’appartement et me demandai combien de temps il faudrait avant que je puisse reposer ma tête sur mon oreiller, me blottir sur le lit et juste…
Spontanément, une image de ma professeure d’anglais s’incrusta dans la scène. Ses cheveux étaient attachés dans un chignon et son gilet large était rejeté, froissé, au pied de mon lit. Quand des mains douces et fantomatiques glissèrent sur mon torse nu, je sursautai et j’ouvris brusquement les yeux.
Bon sang, si elle avait été une femme plus âgée ou même juste n’importe quelle autre femme, j’aurais fait la même chose ! Mais avec elle, à ce moment-là, j’avais le sentiment que c’était… interdit. Pervers. Qu’elle soit une enseignante dure à cuir et collet monté ou pas, il y avait quelque chose qui me troublait dans la courbe douce de son visage pâle comme de la porcelaine, avec des taches de rousseur presque invisibles éparpillées sur ses joues ainsi que sur son nez, et dans ses lèvres attirantes. Instinctivement, je sus que je ne devrais jamais la toucher.
J’ignorais pourquoi elle provoquait en moi des émotions comme jamais personne avant n’en avait suscité, mais je n’allais pas me poser de questions à ce propos. J’aimais ça.
Me disant que ce n’était que pour garder un œil sur elle, puisqu’elle commandait une nouvelle bière aussitôt que je revenais, je me convainquis que rester près d’elle était noble. Mais être proche d’elle me paraissait surtout normal, comme si c’était ma place. Ou peut-être qu’elle m’avait lancé un sort d’appartenance. Je ne pouvais aller trop loin avant d’être à nouveau attirée vers elle.