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Citations de Luba Jurgenson (26)


En arrivant à Paris, je parlais français avec un petit accent. On me demandait d'où je venais. Je me suis acharnée à le perdre afin que cette question ne puisse jamais être posée. Je choisis à que je raconte d'où je viens.
(...) Garder un accent, c'est comme ne pouvoir refermer complètement la porte de sa chambre : tout le monde peut s'y introduire. Je tiens à pouvoir vivre la porte fermée.
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Le bilingue ne peut jamais être vu en entier par les autres. Je tends à l'autre ma main russe ou française, jamais les deux à la fois.
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Traduire, c'est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous. Lorsqu'on est parvenu au bout, il y a longtemps que le point de départ a quitté le point de départ.
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Le sortilège du français avait pris fin. Dans un conte que j'avais lu, enfant, un prince avait gagné l'immortalité contre la promesse de ne jamais remettre les pieds dans sa ville natale. Un beau jour, il décidait de rendre visite aux siens, alors, disait le livre, "il tomba en poussière".
Mon français était tombé en poussière. Je décidai d'écrire mon rapport en russe et de le traduire. Impossible. M'expatrier, cette fois-ci vers l'italien ? Cela donna un texte purement bureaucratique : je suis allée, j'ai vu, j'ai réalisé. Des phrases rectilignes. Je n'avais rien à dire, dans aucune langue. Impuissance absolue à m'insinuer dans les replis du langage où ce que j'avais vécu se disait en moi.
Je ne pouvais pas savoir alors que ce rapport devait être rédigé au futur, qu'il me faudrait plus de vingt dans pour en venir à bout.
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Traduire, c'est faire vivre ensemble des choses qui dans la vie ne se rencontrent que de loin, comme les planètes qui entrent, pour un moment, en conjonction.
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On invente sa langue lorsqu'on écrit. En traduisant, on invente la langue d'un autre.
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On me demande souvent : comment pouvez-vous étudier le Goulag, la Shoah, vivre avec ces histoires si lourdes, lire des témoignages si terribles ? J'ai toujours répondu : ce passé -là, on aurait beau s'en détourner, il est impossible de l'annuler, de faire en sorte qu'il n'ait pas eu lieu. Alors, il vaut mieux l'étudier, car sinon, il vous atteint imperceptiblement.
Je me suis construit des échafaudages. A présent, ils s'effondrent. [...] Lorsqu'on découvre aujourd'hui des fosses communes à Boutcha, à Izioum, à quoi cela sert-il d'avoir tant réfléchi sur celles de Sandomorkh et de Romanovka ?
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Des touristes promènent leurs doigts hésitants sur un plan de Paris disent "boulevard Arago" en roulant les "r", et soudain, éclate en moi l'être duel, le monde se scinde en deux : celui du maintenant et celui de l'immémorial. Celui où je suis moi-même - et celui où je suis plus (ou moins?) que moi-même : l'origine. C'est ainsi qu'elle (la langue) se signale, c'est son lieu. Ces touristes ignorent qu'ils ont le pouvoir de me diviser (me recoller ?) tout simplement en cherchant une rue dans "ma langue"
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"Un jour, comme il était temps qu'il sorte de sa maison, il partit, toujours par le même chemin car il n'y en avait pas d'autre, jusqu'à l'endroit où chacun rencontre sa pierre d'achoppement." C'est ainsi que commençait un récit que je devais remettre à la revue Siècle en mai 1986, quelques jours avant la naissance de Rachel, mon aînée. À l'endroit où "il" s'arrêtait pour considérer indéfiniment l'obstacle surgi sous ses pieds, cloué sur place par la pensée de l'empêchement, la pensée de l'arrêt sur la pensée, ma propre écriture se heurtait à une interdiction de franchissement. Le récit en resta là. Si je l'avais continué, il aurait consisté en cette seule phrase répétée en boucle, en un ressassement de la progression impossible, de la sortie jusqu'à l'obstacle. J'avais bien sûr devant moi une image venue de la langue russe, qui possède aussi cette autre expression : "la faux a buté sur une pierre". La Faucheuse elle-même, freinée momentanément dans sa marche, laisse à l'homme un sursis afin qu'il puisse contempler l'obstacle. Aussi, ne sort-on de chez soi que pour cela : marquer un temps d'arrêt. Un temps d'arrêt.
Mais c'est dans une autre langue que se cachait la suite de cette histoire. En 1995, à Cologne, puis à Berlin, dans Oranien-strasse que j'avais arpentée et où je m'étais arrêtée tant de fois, Gunter Demnig plaça des Stolpersteine, pierres d'achoppement qui invitent le passant à regarder sous ses pieds pour constater qu'un Juif ayant vécu là a été déporté et assassiné.
Car on disait lorsque l'on trébuchait : "Da liegt ein Jude begraben" - ici, un Juif est enterré. Un peu comme on dit "à vos souhaits" lorsque quelqu'un éternue.
On ne pouvait pas repeupler l'Allemagne de Juifs ressuscités, mais de Juifs morts, oui.
Le Juif enterré en moi m'a fait signe. Et, comme il fallait s'y attendre, il m'a hélée dans une langue étrangère.
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Nous manœuvrons entre l’étrange et le familier. Nous apprivoisons – et nous ensauvageons les choses. Le chemin du retour n’est jamais le même qu’à l’aller, d’ailleurs il nous paraît plus rapide. (C’est comme la lecture : on ne lit jamais chaque mot du texte, sauf s’il s’agit d’une langue qu’on ne maîtrise pas complètement.) Reconnaître prend du temps. Parler toute la journée une langue étrangère est aussi fatigant que charrier des pierres. Le bilingue est celui qui s’est approprié deux mondes, qui a deux langues également siennes. Mais il peut à chaque instant dire, à propos de l’une des deux : « l’autre langue ». Telle chose évidente ici ne l’est plus là-bas – il suffit de passer le seuil. Ce qui n’a pas besoin d’explication ici en a besoin là-bas. Et vice-versa. Le bilingue n’est jamais dans de l’entièrement reconnaissable. Vue de « là-bas », ma chambre est étrange. C’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à y mettre de l’ordre. Que je parviens à créer du désordre en cinq minutes, même dans une chambre d’hôtel à peu près vide. Jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue. On m’a dit que j’avais une écriture « myope » : en effet, il me faut sans cesse plisser les yeux, sans cesse déplisser le réel. Revenir, m’arrêter devant, examiner – aucune image n’est jamais donnée d’emblée. C’est comme si la mémoire collective dont sont lestées nos sensations me faisait défaut. Non pas « renommer le monde », mission du poète selon Tsvetaeva, mais désensabler le regard – mission de l’enfant.
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Traduire permet de saisir quelque chose de ce chaos mental qui précède la naissance d'un texte.
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Dans la vie je n'ai jamais rencontré de vrai silence.
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Chaque fois que des mots dans les deux langues s'écrivent ou se prononcent pareil, c'est comme voir, sous l'eau, une épave de la langue universelle. En enrichissant mon vocabulaire, j'en ferai progressivement le deuil.
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Je (me) traduis pour entendre (mes) âmes parler entre elles.
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La guerre est un état normal des choses, pour plusieurs générations de Russes. Comme moi, ils ont grandi avec elle, et elle reste la mesure de toute chose. La guerre, pas l'homme.
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Des tournures défuntes ressuscitaient dès que j'ouvrais la bouche. Pour ceux qui m'entendaient, je ne pas de l'étranger, je venais des années soixante dix.
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Je demande : "Comment vivez-vous entre deux langues?" Lui (Brodsky) : "Mais où est le problème ? Ecrivez en chinois si ça vous chante." Ma question est déjà le symptôme d'un mal européen - les Européens sont accrochés à leurs langues comme l'huître à son rocher. Ma tête est organisée à l'image des rues parisiennes.
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Pourquoi a-t-on dit que le russe était difficile ? Le débutant jubile. Et c'est là qu'un gouffre s'ouvre sous ses pieds. Le passé et le futur se scindent en deux : le perfectif et l'imperfectif. En russe, la langue porte en elle, en permanence, l'idée d'inaccomplissement - et vous vous frappez la tête contre ce mur, vous criez à la forme perfective : je ferai ! j'agirai ! je me réaliserai !
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Le traducteur a cent visages, il est multiple, alors que l'auteur serait "un" - l’œuvre serait unique, ses interprétations infinies (infinies, elles le sont, en fait, parce que l’œuvre est multiple).
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"On", c'est n'importe qui. La prof nous explique que c'est un pronom "indéfini". Une nébuleuse humaine. Ce n'est pas quelqu'un, parce qu'il n'est pas "un". Il est légion. Ce n'est même pas personne, mais seulement un tesson de personne, un tronçon.
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