Lucie F. June

- Je ne veux pas être comme lui.

- Quoi? Mais qu'est-ce que tu dis? Alec, je t'en prie. Tu n'as rien à voir avec Élias, rien du tout.

- Quand tu t'es confiée à moi, tu m'as dit qu'il avait sans cesse envie de sexe, et que ça le rendait incontrôlable. Cette semaine sans toi, j'ai eu des envies irrésistibles de retrouver ta peau et ton corps. Dès que tu es près de moi, je ne peux pas me retenir de te caresser et d'avoir envie de te faire l'amour. Je sais que je peux me montrer pressant, je l'ai toujours été, et crois-moi, quand je te dis que je draguais toujours une fille avec un seul but en tête...

- Regarde-moi. Oui, Élias avait des envies de sexe. Des envies perverses et violents. Pas une seule fois nous n'avons couché ensemble sans que je porte à la fin des bleus ou des griffures. Même les jours où il était moins violent, il ne pouvait s'empêcher de me brutaliser, de me rabaisser, de m'humilier. Il se servait de mon corps pour assouvir ses pulsions sans jamais faire attention à moi. Jamais tu ne lui ressembleras, tu m'entends. Tu as eu beaucoup de relations et tu as des besoins, il est normal que cette semaine t'ait paru longue. Mais à moi aussi. Parce que je voudrais que nos corps ne se séparent jamais.

Je me sens mal. Et mieux. Ému, blessé, satisfait. Je ne sais plus.

- Aleyna, j'ai eu un passé qui n'a rien de glorieux, crois-moi. J'ai enchaîné les filles, la plupart du temps pour une nuit, et il y a eu la prostitution et...

- Et il y a eu moi?

- Oui. Et tout à changé. Parce que jamais encore je n'avais eu envie d'une fille encore et encore. Et j'ai eu peur de dérailler et de ne pas agir comme il le faudrait. Tu comprends?

- J'essaie, Alec. Mais je peine à comprendre pourquoi tu ne cesses de te punir pour quelque chose que tu n'as pas fait. C'est lui qui m'a fait du mal, pas toi. Et si parfois je pleure après l'amour, si parfois je recule lorsque tu me caresses, ou si parfois je frissonne sous une de tes paroles, ce n'est pas à cause de toi mais à cause de lui! Parce qu'il à marqué tout mon corps et que je ne peux pas toujours me contrôler, parce qu'il s'est insinué si profondément dans mon esprit que je disjoncte sans préavis. Mais tu n'es pas lui.

Elle est jolie, presque parfaite à vrai dire, avec ses yeux en amande, ses longs cheveux qui encadrent son visage fin et ciselé, sa bouche gourmande. Les grands créateurs se l’arrachent, les hommes la désirent et les femmes la jalousent. Tous s’accordent à dire que nous sommes le couple parfait. Quelle connerie ! On passe du temps ensemble, c’est vrai. On va à des expos, des premières, des galas. On dîne au restaurant, on se promène au parc, on baise, mais on ne s’aime pas. On ne se parle pas non plus d’ailleurs. Mon nom brille sur son curriculum mondain et moi, je ne sais plus vraiment, je me demande parfois si elle ne faisait pas partie du package. Elle devait être l’astérisque dans le contrat que j’ai signé.
En vendant mon âme au diable, j’ai tout eu : l’entreprise, la ville, la fille.

Une fille normale ne vient pas pleurer dans les toilettes après un moment intime aussi intense avec son copain. L’angoisse tente de m’inonder à nouveau. Je gère. Douloureusement. Mais je la repousse. Me contrôler, je sais le faire. Même si c’est difficile, ça l’est visiblement moins que de me laisser aller. Là où le plaisir se nichait il y a quelques heures à peine, se trouve désormais une pile de débris de verre qui me déchirent le ventre. J’ai tellement mal. Mes larmes redoublent d’intensité et mes hoquets tirent sur mes côtes fragiles comme sur des fils de marionnettes.

Pour ne pas penser, je compte. Lentement. En silence. À mille, je recommence. Ma tête n’est emplie que de chiffres. Ils ne signifient rien, ils ne pèsent rien. Ils sont vides de sens. Sept cent quatre-vingt-dix-huit, sept cent quatre-vingt-dix-neuf, huit cents… Les chiffres ne saignent pas, ne souffrent pas. Ils se contentent de se suivre. Ces putains de chiffres ne peuvent pas être bousillés, fracassés, brisés. Bordel, comme je les envie. Je ne sais pas combien de fois j’ai recommencé à compter mais soudain je n’en peux plus.

À la seconde où j’ai croisé cette fille, j’ai su qu’elle ne m’apporterait que des problèmes. Cette arrogance, cette façon de s’interposer entre mon assistante et moi, tout en elle reflète une telle force, une si grande colère. Elle m’a remis à ma place, elle ne m’a pas regardé avec adoration. Elle m’a détesté. Immédiatement. J’ai adoré ça.
J’ai voulu découvrir qui elle était, j’ai hurlé sur tout le monde pour savoir ce que ces jeunes foutaient là. J’ai récupéré les coordonnées de cette grande école privée et j’ai contacté la directrice. Je voulais en apprendre plus, mais je me suis retrouvé piégé. La doyenne était impossible à calmer. Visiblement, le comportement d’Eleanor l’excédait depuis un moment.

Il vient de prononcer mon prénom et de s’excuser. Deux choses dont je n’ai pas l’habitude. Normalement, c’est moi qui m’excuse. Et qui supplie. Et ça fait longtemps qu’E ne m’appelle plus par mon prénom. Il préfère les insultes. Les rares fois où il le prononce, c’est toujours mauvais signe.
Je suis là, debout devant ce mec que je ne connais pas. Il est arrivé pile à l’heure. Il m’a scrutée et, bordel, ce qu’il est beau. J’aurais dû préciser un pas trop beau. Parce que là, ça me met encore plus mal à l’aise. Je l’ai regardé marcher jusqu’à la chaise, j’ai observé le mouvement de ses muscles lorsqu’il a retiré son blouson de cuir.
Soudain, il s’est approché et m’a attirée contre lui. Avec force et puissance mais sans violence, encore une nouveauté pour moi. Il a posé ses lèvres sur ma peau et je crois que pendant une seconde, juste une, je me suis sentie… presque bien, presque normale. Ni dévastée, ni détruite.
Puis il m’a serrée encore plus contre lui et là, j’ai paniqué. Je l’ai repoussé. Je sens qu’il m’observe et moi, comme une conne, je baisse la tête, prête à recevoir les coups. E déteste que je lui dise non. Il faut que je me ressaisisse. C’est pour oublier E que je fais tout ça, pour voir s’il reste au moins un millimètre de moi qui ne soit pas totalement démoli.

– Aleyna ?

Encore mon prénom et cette douceur.

– Est-ce que tu préfères que je m’en aille ? Pardon, je ne voulais pas vous tutoyer.
– Non, non. Ne partez pas. Et vous pouvez me tutoyer, bien sûr. Cessez de vous excuser, vous n’avez rien fait de mal. Rien du tout. C’est juste que…
– Oui ? Dis-moi.

Il s’est discrètement approché de moi et me soulève délicatement le menton pour que je le regarde. Je sais qu’il ne fait que son job mais, bon sang, ce que j’ai honte. Il doit tout faire pour me satisfaire, peu importe ce que je lui demande.

– S’il vous plaît, Alec, ne m’emprisonnez plus dans vos bras.
– Bien sûr.

Peu importe l’argent que vous avez sur votre compte en banque ! Vous pourriez être multimilliardaire que cela ne changerait rien. C’est une question de principes et de valeurs.

Ce jeune homme que je connais à peine s’appelle Alec. Il est la seule personne à avoir su voir au-delà des apparences. Il est le seul homme en qui j’ai une confiance aveugle, le seul avec qui je puisse me laisser aller. Je l’ai aimé bien avant de le connaître et je l’aimerai bien après qu’il m’aura quittée. Grâce à lui, je peux continuer à me lever chaque jour, alors jamais plus je ne veux vous entendre émettre la moindre critique à l’égard de l’homme que j’aime.

Je reviens sur chaque parole prononcée par mon psy, sur chaque mot que j’ai gerbé dans son cabinet. Cette routine m’apporte un semblant de sécurité. Je revois ses gestes, ses mains gribouillant sans fin dans son calepin usé, ses sourcils qui se haussent devant mes obsessions, son sourire chaleureux et cette ordonnance que je chiffonne toujours au fond de ma poche. Je la sens sous mes doigts et, à nouveau, je m’ancre dans la réalité.

Ne sois pas si dure envers toi-même. On vient à peine de se retrouver, effectivement. Et c’est un miracle, n’oublie pas. Toi et moi, en vie, ici, maintenant. Et ce n’est qu’un début, on a tout notre temps, tu te souviens ? Ne te mets aucune pression, s’il te plaît. Sois patiente, on avancera petit à petit.