J’aime ce travail autant que je le déteste. Quelle rétribution pour voir tous les jours la souffrance de l’autre ? Quelle personne normalement constituée choisit volontairement de vivre tous les jours avec ce qui existe de plus profondément douloureux ? Parfois, je me demande si je n’ai pas un problème. Il devrait exister un test d’évaluation psychologique pour tous ceux qui souhaitent se lancer dans un métier qui nécessite de plonger ses mains dans presque tous les fluides qui émanent d’un corps ; découvre la véritable essence de l’être humain ; supporte tous les changements possibles d’une vie et constate avec effroi les comportements les plus effrayants en situation de crise.
Nos aînés, ces personnes aux vies remplies, aux expériences diverses et enrichissantes qui ont œuvré pour le bien commun, pris soin de leur entourage, supporté leur patron, payé leurs impositions et participé à l’économie de tout le pays pour que ce monde soit. Nos aînés. Nos amis. Nos parents. Nos enfants. Nos oncles. Nos cousins. Nos amants. Nos voisins. Nos grands-parents. Nos pères. Nos mères.
Ce monstre aux dents acérées me lacère le corps et me plonge dans un état où le temps d’un soin, d’une entrée, d’une sortie, d’une conversation avec un patient, j’oublie Damien. Sauf que je me perds dans cette activité qui me plonge dans une léthargie sociale.
L’amour. Quel sentiment puissant et pourtant si faible ! Je suis forte, mais je suis aussi dans une léthargie qui m’empêche de profiter pleinement de la vie. Je m’attache à mes souvenirs et à mon amour qui, je dois bien me l’avouer, ne le sera peut-être plus.
Tout comme je peine à avaler ce qu’est devenue ma vie. Cette sensation de barrage à l’infini. Ce chemin qui semblait si droit se voit soudainement ébréché ; un cratère profond et inattendu. Je ne l’avais pas vu venir ; le contourner semble si long et éreintant. Je veux le contourner, arriver au bout de ce précipice qui s’achève sur un nouveau trajet, sur une autre route, celle qui m’attend à la fin du canyon. J’hésite à sauter dans ce trou si apaisant.
Je ne sais pas quoi dire, on nous dit toujours de ramener les patients à la réalité. Je ne suis pas d’accord. À chaque tentative, je ne vois que douleur et déception dans les visages de ces personnes aux pensées décalées. Ils vivent dans leur monde et il est cruel de leur rappeler des événements qu’ils ont oubliés.
La rupture a été quelque peu déstabilisante. Lorsque je tente de me remémorer les événements, je plane dans un brouillard d’incertitude. J’ai le vague souvenir de deux corps séparés, deux âmes tristes et une mélancolie au fond de mon cœur. Je ne pense pas que j’étais prête. J’en suis presque certaine.
Cela doit être tellement difficile de perdre ses souvenirs, de ne plus reconnaître des objets simples, de vivre dans une confusion totale de dates, d’événements et de situations. M. Garnier est très lucide parfois, d’autres, il ne connaît plus son âge, n’arrive pas à identifier un pantalon.
Je respire. Je me sens près de l’implosion. La digue qui retient mes flots de tristesse s’est fissurée au fil des années. Les dernières minutes de madame Sertra hantent mon cerveau et je suis incapable de me concentrer.
Le rien domine ma vie. Je ne suis même pas capable de m’occuper de ma fille. Je ne veux pas de l’argent de Damien. Je regrette simplement que mon travail ne puisse pas m’offrir les conditions dont j’ai besoin.