Majgull Axelsson

Les premières années avaient été si belles que c'en était incompréhensible. Des nuits d'été couleur de violette. Des journées d'automne scintillantes comme de l'or. Des matinées d'hiver devant la cheminée crépitante. Une pluie de fleurs de pommier au printemps.
Parfois Augusta s'arrêtait, interrompant un instant sa tâche, prenant conscience de toutes les choses qu'elle avait à perdre et elle frissonnait de frayeur. Cela ne devait pas être permis d'être aussi bien.
Il y aurait forcément une punition.

C'est pour ça que Gertrude était morte toute seule dans son appartement. Si Birgitta avait eu le droit d'y rester, si on ne l'avait pas traînée chez Ellen la chieuse et forcée à y rester, ça ne serait jamais arrivé. Parce que seule Birgitta savait s'occuper de Gertrude et la retourner quand elle était malade et voulait vomir, elle seule savait depuis toute petite que Gertrude devait coucher sur le ventre, qu'on ne devait surtout pas la laisser sur le dos quand elle avait deux ou trois verres dans le nez.

Longtemps, j'ai tenté de croire que le chaos qui constitue mon corps était le siège du noyau constitutif de mon être. Après tout, j'ai une volonté, une intelligence, un coeur qui bat, des poumons qui respirent et, surtout, un cerveau humain dont les facultés exceptionnelles m'effraient. Peine perdue. Il m'a fallu admettre que j'étais piégée dans la toile d'araignée de conditions arbitraires que le Grand Plaisantin tend sur le monde. Certitude qui s'est renforcée au cours de ce dernier mois. Parfois, j'en arrive à voir en Kerstin Un son émissaire — c'est la petite araignée de Dieu. Un jour, elle se faufilera dans la toile pour dissoudre mon intérieur avec sa salive acide avant de me vider de ma substance.

Oui. Ce serait logique. Mais mon heure n'a pas encore sonné. Il me reste deux tâches à accomplir.

D'abord, il me faut découvrir laquelle de mes soeurs m'a volé la vie qui m'était destinée.

Fascinée, Christina écoutait ce rire qui secouait tante Ellen à tout bout de champ.
On aurait dit qu'une colombe s'était préparé un nid dans sa gorge et roucoulait avant de s'y installer.

Au cours des siècles, la recherche de termes de substitution pour qualifier mon état a été un passe-temps favori.
Comme si un mot plus bénin le rendrait moins cruel.
Ainsi l'infirme est devenu impotent, l'impotent estropié, l'estropié invalide, l'invalide grabataire, le grabataire handicapé, et, dernière trouvaille en date, le handicapé s'est mué en une personne à mobilité réduite.

Chez les vieux, les plus forts procèdent ainsi.
Ils décident de mourir.
Evidemment ils ne choisissent pas les maladies qui s'attaquent à eux.
En revanche, on dirait qu'ils peuvent décider de mourir.
Ils lâchent prise, tout simplement.
Un beau jour, ils ouvrent la main qui a tenu la ligne de vie et se laissent aller.

Pour le restant de sa vie, Christina saurait que le temps est une notion relative, qu'instant et éternité sont la même chose. Une image fugace fusa dans son cerveau: un caillou jeté s'enfonçait dans une eau sombre, de larges cercles se formaient sur la surface. Voilà comment était le temps. Le caillou était le maintenant, les cercles ce qui avait été et ce qui allait arriver.

Le renard voit ce que personne d'autre ne voit. Tache de cuivre dans une forêt cuivrée, il scrute l'automne, enregistre ses mouvements et ses odeurs. C'est pourquoi la trace propre à son odeur suit des voies sinueuses.