Marie de Quatrebarbes lit (quelques pages de)
Aby à l'occasion de la parution de "
Aby" aux éditions P.O.L, à Paris le 1er mars 2022 - "
Aby", c'est
Aby Warburg
- Pages 62 à 65 + pages 43 à 45 -
"Kreuzlingen, 1921. En 1921,
Aby a peur des métaux, des objets en métal, de l'électricité, de l'empoisonnement, du sublimé dans l'eau du bain. Il a peur que sa nourriture soit souillée par du sang menstruel, du sperme ou de la morve, il a peur des pogroms, de l'hypertrophie de la prostate, de faire l'objet d'une erreur judiciaire,de l'hypertension, du diabète, d'un poêle qui fume, d'une chèvre qui avorte, d'une citerne endommagée,
de la lettre de crédit, que ses lettres soient volées, ou ses bagages, que sa famille soit torturée et assassinée. Et par-dessus tout
Aby a peur d'être emprisonné, exécuté, que les juifs soient éliminés, que son oeuvre soit mise au pilon et du sang humain ajouté à son médicament. Il traite à Bellevue ses affaires avec le plus grand soin, s'inquiète que ses costumes et ses bottes soient volés ou salis, craint qu'on change ses lacets, que le docteur Embden exécute sa famille, le docteur Otto Binswanger II, le frère de Ludwig, l'empoisonne et la femme de ce dernier soit une espionne."
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Tu vois, une fleur. Elle est seule au monde. Tu la touches, elle meurt. C'est moi.
Il est persuadé que les inventions qui prétendent rapprocher les êtres humains désamorcent en réalité la possibilité d'un retrait fécond, d'une faille où la pensée peut s'introduire pour irriguer la pierre de la raison.

...
On peut dire qu'il y a quelque chose comme un aspect déplacé de la chose où tout semble converger à l'instant où l'on regarde
Et, sans doute, au début sera-t-il assez tentant de croire un instant que la chose à commencé de vivre à l'instant où nous la regardions mais c'est faux
On se serait incidemment pris au jeu de croire que nous inventions une nouvelle façon de regarder, comme si l'être entier de la chose tenait dans ce que nous pouvions comprendre
Seulement, maintenant que nous avons renoncé à toute compréhension, et que nous baissons les yeux d'impuissance ou de regret, peut-être pouvons-nous essayer de tenir un instant sur la brèche à l'instant où elle s'ouvre
Peut-être pouvons-nous essayer de voir à l'intérieur de la brèche, avec retard, et d'en approcher le centre qui ne s'ouvre jamais au-delà d'un certain point
Peut-être pouvons-nous essayer de regarder dans la brèche, dans le cœur de la brèche, mais pas avec les yeux de la brèche ni pour eux
Nous ne pouvons pas sentir le cœur de la brèche comme s'il était le nôtre, même si nous le voulons
Nous ne pouvons pas regarder dans les yeux de la brèche en même temps qu'avec ses yeux, pourtant nous le devons
On ne peut pas se placer au cœur de la brèche et attendre
On ne peut pas parler avec la bouche pleine de la brèche et attendre
On peut essayer de regarder la petite brèche briller dans le noir, dans une nuit urbaine clignotante, et guetter le moment où les sons montent à la surface et touchent la surface de l'aquarium lumineux pour s'y enrouler en un tissu approximatif
On ne peut pas respirer sous l'eau quand bien même nous serions des poissons déshabitués, regagnant leur milieu
On peut dire qu'il y a un triptyque de l'infortune, et tenter de cibler le point où se mélangent nos fortunes passées et nos doutes, nos fortunes perdues
Et pendant qu'un même son, répété à l'infini, ruisselle le long des murs comme un liquide qui, touchant le sol brûlant, se gazéifie et remonte, indéfiniment, touche à nouveau la surface et retombe, la nuit des garçons dansent pour conjurer le sort et faire vivre un désir plus grand
Et ils sont tout à ce désir qu'ils font vivre parce qu'ils ont aspiré les images d'un monde qui les tient à distance
Et maintenant ils défilent dans des costumes inventés et dansent à l'extérieur de leur corps inventé
Ils fabriquent des costumes inventés à partir de leur corps et les portent à l'extérieur d'un monde inventé
Ils ont pris les images du monde pour leur donner tous les supports de l'air et leur corps pour se mouvoir
Ils ont aspiré les images et maintenant ils les recrachent sous d'autres formes
On ne peut pas simplement se placer au cœur de la brèche et attendre
On peut essayer de bouger avec la brèche avant qu'elle ne se referme
On peut tenir les bords écartés de la brèche pour qu'elle ne se referme pas complètement.
Venus a été tuée. C'est vrai. Par un client. Elle portait deux moineaux, les ailes déployées et leurs becs se touchant de part et d'autre de sa poitrine frêle, tissés à même la peau, et elle les défaisait le soir pour recommencer son ouvrage au matin
Le premier, le moineau mâle, saute sur le moineau femelle. Une brindille perce sa gorge
Touche cette peau, chéri, touche cette peau, mon ange, vas-y, touche toute cette peau. Tu ne peux simplement pas l'avoir. Touche cette peau, chéri, vas-y, touche cette peau, mon ange, vas-y, touche toute cette peau, tu ne peux pas l'avoir
Le garçon que Venus invective n'est pas son adversaire. Il est sa sœur, son frère. Son véritable ennemi dort paisiblement au-dessus du corps qu'il a jeté sous le lit, et il faudra quatre jours pour que le client suivant, gêné par l'odeur du corps en décomposition, n'alerte la direction de l'hôtel
Quelles furent les conclusions de l'enquête ?
Y a-t-il eu des suspects ?
La police identifia-t-elle des tueurs en série qui ciblaient spécifiquement les prostituées transsexuelles à New-York, à la fin des années 1980 ?
Je garde un œil ouvert. Il y a tellement de Jane Does et de cas non résolus.
― Prière pour Venus Xtravaganza, fille de la Maison Xtravaganza, retrouvée morte dans sa chambre d'hôtel en 1988, extrait.

Hambourg, 1918
B/
Un jour, le doute saisit la pensée, il gagne un nouveau bastion de pensée et toute chose ébranlée à nouveau s'ébranle. Puis le château de la réalité vacille et se divise en détail de détails, et chaque détail se transforme en un autre détail de plus en plus petit et isolé. Quelque chose hésite et avance, imperceptible, comme la brume hésite et avance, et dans la terre retournée, les pieds s'enfoncent, les débris, la poussière, les chevilles se heurtent aux rochers et la terre palpite en dessous, battant le rythme d'un monde à peine saisi, flottant sur son manteau de lave. Les contours se distordent autour des choses, car plus rien ne les retient dans cet espace amenuisé d’où l’harmonie a été chassée, et nul ne sait comment ni où, quelque chose tombe, toujours, au même endroit, sans faire de bruit, de si petit, tout se dépose, en outre, dans ce mouvement de chute et s’étend, tiré vers l'horizon réduit à son minimum le plus strict, une ligne pâle à peine esquissée qui disparaît dans ce qui semble à première vue à peine plus grand qu’un trou de terre.
La nuit je danse avec tous mes organes à l'extérieur.
Elle se met nue sur le sol et bronze dans l'espace, attentive au poids de son corps, la proximité insolente
[lilas]1.[/lilas]
Une audition de l’enfance
À peine achevée
La vie de l’adulte en l’occurrence
Un regard porté sur la ville – que la ville n’entend pas
un regard pour que la ville n’existe pas,
aux frontières, deux paysages
situation première : fiction du désir
Un récit entre mille témoignages
manière de bouger avec les choses
Plonger le bras dans la matière, informelle
des figures en pagaille
incompressibles
À chaque couleur de langue,
Résistance du grain
[lilas]2.[/lilas]
Désir et subir, du juste milieu
Conjuguer les écarts
S’abstraire et confondre passe par la solitude
des règles qu’il impose et exclut
Celui dont le bonheur résiste
pour le quitter, il te faudrait amoureuse
Un jour peut-être, foison de langue
Trop courtes ses nuits
La fille en lambeaux frappe des pieds,
ouvre ses bras comme voir
la main soulève,
des formes ?
Tu es le vent passé derrière
par lequel claquent les portes
Ce que tu savais, écume grise
d’un matin gris légèrement froid

Nouveau-Mexique, 1893
(...) Dans son journal, le ricordi comme il l'appelle, Aby prend des notes. Il recueille les traces d'un voyage à vive allure, des éclats arrachés à la route aux mille soleils. Plusieurs fois la nuit tombe. Autant de fois le jour se lève. Aby cligne des yeux. Ses pas brillent dans la neige. Nul ne l'attend de l'autre côté du voyage. Il traverse des pans entiers de sa mémoire. Ses souvenirs se mélangent aux paysages dans une lumière folle. Durant le trajet, il entrevoit un passé qui n'est pas celui des peuples autochtones d'Amérique seulement, mais aussi des Italiens de la Renaissance et des dieux, des astres, des pierres. Les rites amérindiens éveillent en lui la même énergie polarisée que celle qui l'avait capturé dans le voile de Vénus, la torsion des corps chez les peintres du Quattrocento, la chevelure d'une nymphe sur un bas-relief. Elle se branche à la même source, charriée depuis les nappes souterraines d'une matrice confinée dans le sombre, et qui fait retour, à intervalles réguliers, rejaillit à la surface comme une eau vive. Depuis qu'il s'est aventuré sur les traces des rites amérindiens, Aby se sent mû par un désir qu'il voudrait constituer en réserves. Il sent planer sur lui une menace dont il ne connaît pas l'origine, sorte de crépuscule, le Nibelung de toutes ses peurs ensemble, enroulées sur elles-mêmes comme un nid de serpents. (...)

Hambourg, 1918
A/
Et dans cette terreur, Aby pleure. Aby pleure l’espace de contact impossible entre la matière et les signes. Aby pleure les symboles qui filent entre les doigts comme du sable. Aby pleure les portes qui restent toujours closes et la clôture dont jamais ne sortira le parc. (...) Les murs sont des hiatus qui ne se dressent pour personne. Aby pleure la matière arrachée à ses cris. Il pleure l’odeur du rat musqué et le petit bout de fromage. Il pleure le premier indice et le tout dernier. Il pleure la boucle de cheveux de la gouvernante anglaise. Il pleure la forme de l’ongle et le lobe de l’oreille. Parfois même il pleure les lois de Kepler. Il pleure le mouvement pendulaire du temps. Il pleure la manière dont l’étoffe et le bruit se mélangent. Il pleure la victoire oublieuse et la défaite certaine (...)il pleure le ruisseau asséché et le feu se propage. Il pleure la perte du courage. Il faudrait un mot pour chaque début. Et le noisetier sur la berge, Aby le pleure aussi. En tout point du globe pleure, et plus encore il pleure à cet endroit précis.
…