Je n'étais pas triste, je n'étais pas en colère, je n'étais pas schizophrène, je n'avais de troubles de la personnalité,
il n'y avait aucuns événement traumatique particulier dans ma vie.
Vu de l'extérieur, rien ne clochait.
Ce qui clochait, c'était moi
Je n'avais aucune patience vis-à-vis de mon corps. Je voulais qu'il disparaisse pour que je puisse devenir un pur esprit, admiré et acclamé pour son incroyable maîtrise de soi.
On voit la boulimie et l'anorexie comme une psychose bizarre, une manie un peu étrange, une phase que traversent les jeunes filles. On oublie que c'est d'abord une grande violence, un acte d'une qui trahit une colère et une angoisse profonde envers soi-même.
Si nous avions eu un dieu, il se serait appelé Dionysos. Nous étions des ménades, contemplant l'idée de la possession d'un air mi-crédule mi-sceptique. Mais c'était une époque dionysiaque. On dit que Dionysos devint fou à force d'étudier. Nous ingérions plus d'informations sur le monde, sur ses limites et leur dépassement que nous étions sans doute capable d'en digérer. Nous étions trop nombreux à embrasser l'idée romantique de l'artiste fou, du génie qui s'enivre de musique, de mots, de couleurs. Nous voulions être ce génie que l'univers de son esprit a rendu fou. Les couloirs, les routes, les dortoirs résonnaient de vibrations, de fureur et d'exaltation.
Là-dessus, ils se sont mis à se reprocher mutuellement l'état dans lequel je me trouvais. Ajoutons que ce n'est pas vraiment leur faute. Si on vous conseille de sauter d'un pont, vous n'êtes pas obligé(e) de le faire. Mais si vous le faites, vous pouvez toujours dire qu'on vous en a donné l'idée. Je pourrai facilement accuser mes parents de ce qui s'est passé, mais je sais aussi pertinemment que je voulais savoir quel effet ça ferait de tomber.
Dès qu'on s'enfonce deux doigts au fond du gosier, on sait très bien que quelque chose ne va pas. On sait qu'on ne contrôle plus rien.
Ça me fait mal de quitter mes amie parce que je sais que ces amitiés s’achèveront en même temps que l'été , avec mon départ.
J'imagine mon mari me trouvant dans une mare de sang et de vomissures, morte d'une rupture gastrique ou d'une crise cardiaque ou les deux, et je me rassieds à mon bureau.
Non pas que je voulais sciemment être malade. Mais je faisais tout pour l'être. En un sens, je rêvais de me faire prendre, pas tant pour être sauvée que pour être considérée comme quelqu'un. Je voulais qu'on m'admire de me détruire si bien.
L’obsession du poids ne décroît pas avec le poids qu'on perd. Au contraire.
Tu auras beau être maigre et te couper les cheveux, ce sera toujours toi en-dessous.
Devenir femme signifie aussi mépriser son corps, s'en détacher, être dans un état de manque permanent.
Le problème, c'était moi. Mais personne ne s'est jamais demandé pourquoi.
Je ne voulais à aucun prix être considérée comme boulimique. Je voulais être anorexique.
Et je me souviens que j'étais complètement , totalement satisfaite de moi. Parce que je disparaissais.
Ne croyez jamais une anorexique ou une boulimique qui vous dit qu'elle déteste manger. C'est faux. On est habitées par la nourriture.
Comme pour tant d'autres, l'hôpital était devenu un refuge. C'était l’Éden dont je rêvais quand j'étais dehors : la vie et le temps arrêtés.