Rencontre animée par Alain Nicolas
À lire l'un de ses textes publié dans une revue littéraire, sa mère dit à l'auteur que « ça doit être compliqué de vivre à force de regarder les choses précisément comme ça. » Mais c'est assurément un ravissement pour nous. Long poème composé de dix-neuf « chants », Les paysages avalent presque tout oscille entre un présent intranquille et des périples fondateurs à travers les Balkans. Des êtres qu'on perd jusqu'aux maisons désertées, en passant par cette femme qui ne reconnaît plus les siens : la poésie s'arme pour fixer tout ce qui file et que le temps engloutit. L'apparition d'un jeune poète saisissant.
À lire Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, Flammarion Poésie, 2020.
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Il a fait beaucoup de route. Il suit du doigt l’itinéraire Google avec les étapes. C’est relativement abstrait maintenant. Il n’a plus grand-chose comme argent, juste de quoi rentrer, acheter de la nourriture et visiter quelques sites archéologiques. Il devra peut-être s’arrêter faire les vendanges en Grèce. Il verra ce qui est possible. C’est le moment de revenir sur ses pas.
Ça fait une semaine qu’il passe les pieds dans l’eau. Elle est claire et agitée. Ici, l’Oronte n’est plus un fleuve et ce n’est pas encore la mer. Beaucoup de familles viennent s’y baigner. Il les comprend : les montagnes autour donnent à l’endroit quelque chose de merveilleux.
Il sait que l’Oronte remonte jusqu’au Liban en traversant la Syrie alors il regarde le fleuve à contre-courant, comme s’il allait pouvoir deviner quelque chose de la réalité syrienne dont le fleuve est témoin. De toute évidence, il ne voit rien. Toujours rien. Au fil des jours il prend plusieurs photos du même endroit, du même point de vue. Pour ne rien en perdre, mais peut-être aussi pour en faire surgir quelque chose. L’eau coule et coule, rebelle. La fiche Wikipédia prétend que c’est le surnom du fleuve.
L’eau froide jusqu’aux mollets, il pense aux chansons de Basset et aux likes sur les pages citoyennes en soutien à la révolution sur Facebook. À tout le reste. Et il s’y perd. C’est à l’intérieur de sa tête. Il pense qu’il n’aura jamais été en Syrie, si ce n’est pas mirage, par l’intermédiaire de toutes ces images, mais, de toute évidence, oui, il ne voit rien. C’est un outsider. Pas un faible, ni un opposant qu’on sous-estime, non, il est juste en-dehors, alors il ne peut qu’imaginer, avec le moins de fantaisie possible. Il se dit qu’à la place où il est, il ne pourra pas faire plus : ramener quelques anecdotes, les plus modestes possible. Ne pas trop déformer la réalité et ses sensations, pas si éclairantes que cela.
À un moment, il regarde vers la mer.
Dans cette petite ville, comme dans la plupart des villes du pays, cela fait bien longtemps que l’on ne parle plus. Les vieux et les vieilles répètent à leurs enfants que les murs ont des oreilles. C’est ce qui se dit depuis de longues années. Les murs ont des oreilles. Cela fait si longtemps que même les vieux et les vieilles ne se rappellent plus. Dehors et dedans, on ne parle pas, on chuchote, on chuchote lorsque les plats se déplacent de main en main pendant les repas, les murs ont des oreilles alors la peur se colle aux corps et aux mots. Une peur terrible. On ne parle pas car jadis, mais il n’y a pas si longtemps, il y a eu des massacres. Les hommes kaki sont entrés dans certaines villes et dans toutes ces villes. Tout le monde a été massacré.
Une figure noire debout au premier plan. Le décor est la vieille ville de Damas, terre sombre. À droite de la photographie, il y a un passage très étroit, la silhouette s’est arrêtée devant une porte qui donne sur la rue, aucun mouvement, elle regarde, le numéro 17. On ne voit pas son visage. Il y a une porte en bois clair et un anneau pour la cogner. Pour frapper à la porte. Au-dessus de la porte quelqu’un a écrit un truc à la bombe aérosol rouge. Une inscription. Deux tracts sont collés aux vieilles pierres du mur. L’un d’eux est déchiré. Ce sont peut-être des publicités. Ce sont peut-être des mots interdits, imprimés à la va-vite. Impossibles à déchiffrer.
D’après les informations recueillies, un corps est traîné au sol et des hommes le tirent jusqu’aux berges du fleuve. Ils ne sont pas venus là à pied, c’est éloigné de tout. D’après les informations recueillies, ils sont trois ou quatre. Toute la scène se passe au milieu de la nuit, on ne voit rien. Les hommes déposent le corps au bord de l’eau. C’est un corps mort. Avec le courant, le corps avance lentement sur le fleuve et, d’après les informations recueillies, le corps n’est découvert que plusieurs jours plus tard.
Un.e rebelle vivant.e vaut sûrement mieux qu'un.e rebelle mort.e.
C’est simple, le cadre, c’est la Syrie. Un territoire délimité par quelques traits sur les cartes, une terre calcaire et aride sur la côte orientale de la mer Méditerranée. C’est ça. Ce n’est pas une histoire qu’on pourrait raconter en prenant son élan et en commençant par il était une fois. On ne peut pas utiliser de formule magique. Peut-être des mots simples.