D’innombrables mondes fabriqués à partir de rien grâce à l’emploi des symboles : c’est ainsi qu’on pourrait résumer, en les caricaturant, certains des thèmes principaux de l’oeuvre d’Ernst Cassirer. Ces thèmes – la multiplicité des mondes, le caractère spécieux du « donné », la force créatrice de l’entendement, la variété et la fonction formatrice des symboles – font partie intégrante de ma propre pensée. J’oublie parfois de quelle façon éloquente ils ont été développés par Cassirer en partie, peut-être, parce que l’importance qu’il accorde au mythe, l’intérêt qu’il porte à l’étude comparative des cultures, la place qu’il donne à l’« esprit humain » ont été associés, à tort, aux tendances actuelles de l’obscurantisme mystique, de l’intuitionnisme anti-intellectuel ou de l’humanisme anti-scientifique. En réalité, ces attitudes sont aussi étrangères à Cassirer qu’elles le sont à ma propre orientation, qui est constitutionaliste, analytique et sceptique.
Mon but dans l’étude qui suit est moins de défendre certaines thèses que Cassirer et moi avons en commun, que de jeter un regard lucide sur certaines questions capitales qu’elles soulèvent. En quel sens précisément y a-t-il plusieurs mondes ? Qu’est-ce qui distingue les mondes authentiques et les mondes controuvés ? De quoi les mondes sont-ils faits ? Comment sont-ils faits ? Quel rôle les symboles jouent-ils dans leur fabrication ? Quelle relation y a-t-il entre la fabrication des mondes et la connaissance ? Nous devons regarder en face ces questions, même si elles sont encore loin de recevoir des réponses complètes et définitives.
"Deuxièmement, les conflits entre vérités nous rappellent effectivement que la vérité ne peut pas être le seul élément pour choisir entre des énoncés ou des versions. Comme nous l'avons observé plus haut, même quand il n'y a aucun conflit, la vérité est loin d'être suffisante. Certaines vérités sont triviales, non pertinentes, inintelligibles ou redondantes ; trop larges, trop étroites, trop ennuyeuses, trop bizarres, trop compliquées ; ou bien provenant d'une autre version que celle en question, comme dans l'histoire du garde à qui on donne l'ordre de tirer sur tout prisonnier qui bougera et qui, sur-le-champ, les tue tous en expliquant qu'ils bougent tous rapidement autour de l'axe de la Terre et autour du Soleil."
""la vérité, toute la vérité, rien que la vérité" deviendrait ainsi une règle perverse et paralysante pour un faiseur de monde. Toute la vérité ? Ce serait trop, trop vaste, variable et chargé de banalités. La vérité toute seule? Ce serait trop peu, car il existe des versions correctes qui ne sont pas vraies - étant soit fausses, soit ni vraies ni fausses - et, même pour des versions vraies, la correction peut importer davantage."
Pour le dire grossièrement, ce qu'il faut faire dans de tels cas, c'est moins argumenter que vendre.
Ce qui compte n'est pas le tableau de chasse mais ce qu'on apprend du territoire exploré