Nikolai Grozni -
Wunderkind .
Premier roman prodigieux: l'adolescence façon rhapsodie phénoménale derrière le Rideau de Fer. Un hymne rock'n'roll à la beauté, à la provoc' et au talent. Une vraie révélation. En librairie le 22 août 2013 http://www.plon.fr/ouvrage/
Wunderkind/9782259218184
Les larmes ne sont que des mensonges, de minuscules crochets attachés au centre de commandement, ce mystérieux organe avec lequel nous naissons tous. Une manette commande le sourire, une autre, les larmes ; une troisième déclenche la soumission et l'interruption automatique de la pensée. Mais si ces manettes étaient externes, et si n'importe qui pouvait jouer avec, que devenait le libre arbitre ? Pouvait-il être autre chose qu'une force de résistance absolue au réel ? Chaque fois que je pleurais, j'avais pour règle de me répéter : Soit quelqu'un me raconte des histoires, soit je m'en raconte à moi-même. Il est si facile de prendre une once de vérité et de la transformer, à la manière d'un alchimiste, en mensonge réconfortant. Méfiez-vous des larmes, elles vous trahiront. Les vérités les plus cruelles de l'existence s'encaissent les yeux secs.
Si écouter l'enregistrement d'une oeuvre pour piano revenait à regarder quelqu'un déguster un vin, si assister à un récital équivalait à humer le bouquet de ce vin, et si jouer soi-même était comme goûter le breuvage en question, alors, me disais-je, buvons sans déssoûler ! Laissons derrière nous ce monde de fantômes !
J'avais toujours pensé que la différence entre Chopin et les autres compositeurs était qu'il écrivait à la première personne, et non à la troisième. Beethoven, Mozart, Liszt, Ravel, Schumann, Debussy : tous, ils racontaient ce qui arrivaient à d'autres gens, d'autres pays, d'autres sociétés. Seul Chopin parlait de lui. C'était l'honnêteté nue et brûlante de ses phrases musicales qui le distinguait de ses pairs. Mais Dieu qu'il était difficile d'être honnête en musique !
Toute notre vie, nous nous efforçons d'échapper à notre condition mortelle et d'atteindre l'éternité, une forme d'éternité, mais en vérité, l'éternité la plus parfaite a été allouée à chacun de nous dès la naissance, non ? Cette éternité-là est absolue, elle ne connaît ni chagrin, ni paroles, ni conscience. Qui a envie de se souvenir de tout à jamais, de garder dans sa tête, jour après jour, cet énorme univers qui tourne sur lui-même ?
Les marronniers devant le conservatoire formaient un public fidèle ; le matin, l'après-midi ou au coeur de la nuit, ils tendaient l'oreille. Même quand je veillais pour travailler ad nauseam un simple passage, ils étaient là, effleurant les fenêtres de ma salle de répétition, frémissant d'impatience, absorbant chaque note. À l'automne, j'emplissais mes poches de leurs fruits lisses dont les huiles guérissaient mes mains endolories. Fin octobre, je me roulais dans les monceaux de feuilles acajou entassées sur le trottoir, qui s'éparpillaient sur la chaussée. En hiver, je cassais les stalactites de cristal qui pendaient de leurs branches et les laissais fondre dans ma bouche. Et puis, au printemps, leurs fleurs en miniature me redonnaient le goût de vivre, de répéter encore plus dur.
Dans l'imposante bibliothèque aux montants dorés étaient exposés plus de vingt trophées, un bas-relief en acier à l'effigie de Lénine, et les trente-huit volumes des oeuvres complètes du secrétaire général du Parti.
C'était le temple des robots, de la science et de la raison, des hallucinations empiriques et de la logorrhée idéologique. C'était de là que venait cette odeur de cadavres embaumés et de mépris ranci. L'odeur d'une guerre qui n'en finit pas. Le fait que nous étions tous encore en guerre - à ceci près que le champ de bataille s'était transporté des rues et des campagnes dans nos cerveaux. Il nous avait fallu creuser des tranchées autour des idées et des grands mots. Nous avions construit des fortifications pour défendre les centres autorisés de la pensée. Nous avions isolés nos tendances subversives derrière des barbelés.
"Une mélodie, c'est une série de notes qui se déploient dans la durée", avait déclaré un jour, en classe de cinquième, mon professeur de dictée musicale. On peut respirer le parfum d'une rose en une fraction de seconde. Saisir une image en un éclair. La musique, elle, ne s'apprécie que dans la durée. Pas maintenant, ni plus tard. Dans la durée.
La musique, c'était aussi ça. Un peu de chaleur dans un monde de pierre et de métal, de couleurs éteintes, de squelettes ambulants et de salles de concert sentant le renfermé.
Jouer du piano était un acte solitaire, pas un cirque. Bien entendu, avant de pouvoir comprendre la Marche funèbre, avant même de prétendre savoir jouer du piano, il fallait savoir marcher. Il fallait connaître le poids existentiel de chaque pas, l'état d'esprit, la transparence, la volonté et la présence qui définissaient chaque façon de marcher, or il y en avait des milllions ! J'avais davantage appris à jouer du piiano en déambulant dans les rues de Sofia qu'en répétant dix heures par jour. Toute musique n'exprimait-elle pas, en un sens, ce mouvement si fondamental ? Toute oeuvre musicale n'était-elle pas une promenade conduisant d'un lieu à un autre, une exploration, un voyage ?
Lorsque j'interprétais Chopin, je n'existais plus ; il n'y avait que la musique, l'illusion de la musique, l'illusion de l'illusion de la musique, fleuve mémoriel charriant des sons, des motifs et des tonalités qui se métamorphosaient en d'autres motifs, d'autres harmonies, et à peine mes doigts avaient-ils créé quelque chose de beau - une forme, un contour - que tout s'effritait et disparaissait. S'il y avait une raison de rester en vie, de supporter le torrent diurne de la bêtise, de la détresse, de l'insulte et de la bassesse, c'était bien ces moments de ravissement où je respirais au même rythme que Chopin, où le code secret du divin s'inscrivait dans les airs. Il me suffisait de promener les doigts sur le clavier pour y accéder, pour que les portes s'ouvrent toutes grandes.