Le premier roman événement d'Omar Robert Hamilton, "La ville gagne toujours" chez Gallimard
La révolution est en marche, et le peuple, jour après jour, surpasse le régime par l’énergie et les initiatives déployées dans cette super-colonie de béton qui, pendant des décennies de défaillance étatique, a tenu bon grâce à une supra-intelligence collective. Quelque chose ici, dans cette combinaison cairote de permanence, de piété et de proximité, soude les gens. La société vaut quelque chose, ici, se dit-il, un sens du voisinage à grande échelle.
Le Caire, c’est du jazz, tout en influences contrapuntiques rivalisant pour capter l’attention et en solos brillants qui grimpent de temps en temps haut par-dessus le rythme intense de la rue. Oubliez New York. Toute l’histoire du monde est visible d’ici, coule devant nous ici, dans ce Nil qui s’étire de sa source au nord jusqu’aux eaux des empires et dans toutes les brutalités, toutes les beautés qu’elles charrient pour émerger, déchaînées, discordantes, provocatrices, en une forme neuve, indéfinissable, incontrôlable. Ces rues dessinées pour faire écho à l’ordre, à la mesure et à la gestion martiale de la ville moderne, sont refaçonnées par les rythmes incessants des vendeurs, des camelots, des klaxons, des bonimenteurs, qui tous revendiquent leur ville, mêlant leur présent aux passés pour faire naître un nouveau maintenant composé de sud et de nord, de jeune et de vieux, de campagne et de ville, dans un grand mélange clamant haut et hardi sa splendeur insensée. Oui, Le Caire, c’est du jazz.
Nos jeunes ont été abattus et jetés aux ordures. Mais dans chacun de ceux qui sont à Tahrir, il y a Ayman. Chacun de ceux qui sont à Tahrir est Ayman. Et le sang d’Ayman ne sera pas perdu tant qu’ils sont à Tahrir. Tant qu’ils tiennent bon. Je dirai que le sang d’Ayman est perdu quand ils partiront. S’ils se mettent à genoux et qu’ils partent.
Les rythmes et les rites qui nous tiennent en vie, qui nous soutiennent dans notre foi et notre travail, malgré la cruauté de ce que nous traversons. Elle sait que ça ne sert à rien. Que c’est ridicule, même, d’y penser, mais elle ne peut pas se défaire de l’idée. L’idée qu’il avait faim. Pourquoi est-ce que nous n’avons pas mangé ensemble ? Étions-nous donc si happés par les informations ? Son fils est mort le ventre vide. Il est descendu dans la rue comme un homme pour défendre son peuple, son église, sa famille, il est allé manifester. Il est allé manifester le ventre vide.
Il faut plus qu’une armée pour contrôler le peuple. La terre entière est furax et tout le monde en parle. L’idée est trop forte. Ils ne peuvent pas tuer tout le monde.
C’était prévisible. Depuis la chute de Moubarak, les Frères courtisent l’armée. Tout le monde courtise l’armée, mais les Frères ont dû faire la meilleure offre. L’armée retourne en coulisse avec tous ses privilèges et les Frères gagnent les élections. Facile. Les deux n’ont pas à s’opposer. L’armée ne doit pas ostensiblement exercer le pouvoir. Ils peuvent s’occuper les uns des autres.
C’est la musique qui a amené Khalil en Égypte. Il était censé apprendre le qanûn, sillonner les mondes de significations retenus par ses soixante-douze cordes et parler en subtilités échappant au langage grâce à ses quarts de ton. Le qanûn. Le « kanôn ». La loi. Des univers de possibles, compressés, tendus, attendant au creux de l’instrument.
Ce qui compte, ce sont les principes. Tout le monde martèle ce mot, démocratie, mais toi et moi on est d’accord que ce n’est pas de démocratie qu’ils parlent. Les élections, c’est une distraction dorée. La vraie démocratie, c’est quand tout le monde a la même part. Alors on ne peut que poser les principes – et construire à partir de là.
Nous devons nous battre. Nous obtiendrons que justice soit faite. Deuil après deuil, les voix se rejoignent en un bouclier de volonté commune. Nous refuserons l’enterrement à la sauvette des corps et de leurs vérités. Nous exigerons des autopsies. Nous obtiendrons des preuves. Nous obtiendrons justice.
« Nous sommes les crises ! Nous adorons les crises ! Notre boulot, c’est de provoquer des crises, putain ! Sans les crises il n’y a que le régime, le système, appelle ça comme tu veux, putain. Sans crise, tout reste exactement pareil, putain ! »