J’ai pris un coup de lune
J’ai pris un coup de lune
à force de veiller la naissance de l’aube
Les criquets scient le calme
de leur voix de fer-blanc
Un saxophone joue dans ma tête un air ancien
et les écailles de la mémoire
s’emboîtent et se rassemblent
Nous sommes les Araignées du soir
et nous tissons l’espoir avec le bleu du ciel
et le suc de nos mots
Sur les rayons de l’aube
nous secrétons un fil incassable et ténu
bleuté comme l’acier
car passé est le temps où nous filions la peur
Nous sommes les Araignées du soir
dévidant notre folle flamme
Le feu longtemps a hésité
sur l’humidité des brindilles
et longtemps en solo ont joué les ruisseaux
leur partie d’affluents
mais nous sommes arrivés
à cette époque d’avant la ponte
où les sources fatiguées d’enfanter des galets
rêvent d’herbes aromatiques
et de poissons zébrés d’argent !
Voici que dans cette heure
qui n’appartient plus à la nuit
chaque cellule de ma terre
bouge de vie nouvelle
et sur les grands chemins menant au cœur
les hommes de mon pays
les poings durcis les pieds lavés
et les filles d’eau pure
aux yeux couleur de poudre de cannelle
d’une démarche lente et lourde
montent vers le mapou s’assembler
pour la veillée commune
Accourez jeunes gens
c’est le temps de la flamme plus haute et verticale !
Nos gestes ne sont plus d’emprunt
les plus belles paroles
nous appartiennent désormais
car les mots délavés ont repris leur couleur
La terre n’est plus molle où s’enfonçaient nos pas
et la croûte durcie
crisse sa joie de rythmer notre marche
Nous sommes les Araignées du soir
tissant la vie nouvelle
le cœur allumé aux dernières étoiles
et dans le matin neuf notre baguette de sourcier
montre la nappe souterraine
Porteur de sable et d'eau
et marchand de lichen
vendeur de varech et tresseur d'algue brune
à la mémoire de la main
j'imprime un rêve de couleur
les enfants de la pleine lune
ont suivi le tranchant du feu
pour un temps meilleur
de pierre et de mousse.
La mer ne connaît ni son bleu ni son vert.
Encore moins le gris blanc de ses fureurs d’automne.
Naviguant sur la fleur des marées
l’écho tresse sa voix
dans le labyrinthe de la vague
mais défiant la brume
pourquoi donc est si triste la sirène des bateaux
pourquoi fleuves et rivières
doivent-ils couler tels des serpents.
Un jour de gai soleil un jour de clair matin
aux premières tendresses
d’une bouche qui se décline
tes souvenirs se raccorderont
au pas à pas du texte
à la fragilité du dire.
Bientôt, ce sera le carnaval et ces gradins de fer seront pris d’assaut par une foule bariolée et joyeuse, l’air résonnera du son entraînant des tambours et les meilleurs méringues carnavalesques monteront des hauts-parleurs. La place du Champ de Mars sera grouillante de masques. Les tresseuses de rubans feront démonstration d’habileté et de grâce. Elles saisiront l’extrémité des rubans de couleur accrochés au sommet d’un grand mât et exécuteront, en s’entrecroisant, les figures d’une danse spectaculaire qui, peu à peu, tissera autour de la tige de bois un long fourreau multicolore. Les voici maintenant qui s’arrêtent. Leurs jupes chatoient dans le soleil. Elles font la révérence, puis se relèvent, se démêlent, se défaufilent, défaisant le fourreau avec une lenteur calculée et, finalement, dénudent la tige sous les applaudissements de la petite fille émerveillée, appuyée des coudes sur la tête de son père. Pour dix centimes, les lamayòt, porteurs de boîtes à surprises, te laissent voir le secret de ces coffrets qu’ils trimbalent en bandoulière et les marchands de sucreries font inlassablement tinter leurs clochettes, se rappelant à l’attention de ces spectateurs trop occupés à applaudir le Roi ou la Reine du carnaval. Et ce que disent ces clochettes est tentant. "Papa, je veux un pirouli. Papa, je veux un pirouli." C’était l’époque lointaine où, fillette juchée sur les épaules de son père, elle osait taquiner ce vilain masque armé d’un grand coutelas et qui, un sac chargé d’enfants en papier mâché sur l’épaule, personnifiait le Tonton Macoute, la terreur des gosses, l’Ogre de la légende haïtienne. Par-dessus la tête de son père, et forte de sa protection, elle osait même lui crier d’une voix aiguë, joyeuse, mais pas tout à fait rassurée : "Tonton macoute, m’pa pé ou ! Je ne te crains pas, Tonton macoute, je suis une enfant sage et tu ne m’auras pas pour ton souper." Mais la fillette avait grandi et le carnaval, installé à demeure dans le pays, était devenu ubuesque. La musique n’était plus la même. Il n’y avait plus de Reine souriante ni de Roi bon enfant. Les diables-pour-rire, la famille des grosses têtes et des jambes de bois, les chars et les camions avaient été remplacés par un criard défilé de tontons macoutes armés jusqu’aux dents et, dominant la parade, coiffant le pays tout entier, trônait le maître-Ogre, l’unique instigateur de ce carnaval de déments ; veillait le chef spirituel, le régénérateur, l’ À-Vie. À privatif, murmura-t-elle en s’éloignant de la faculté d’Ethnologie. Le sablier qui empiétait sur le trottoir portait la trace de son passage en vert et blanc.
Vénus gardienne
L’aube insidieuse
amorce un croc-en-jambe
à la nuit qui s’attarde.
Les mots
le sel de ma demeure
s’évaporent
se dissipent.
Sans drap ni nasse
au plus bas de la lune
la montagne se dévoile.
À travers les persiennes voyeuses
l’éternité nous tient à l’œil.
Vénus est là.
Gardienne.
"Le temps n’est plus au jeu
nous avons dépassé le chant des marionnettes
Le temps n’est plus au sommeil
nous avons dépassé le chant de l’enfant do
Et l’enfant ne dormira pas
il fait un temps de veille
Mon Pays a un caillot de sang dans la gorge."
(Mon pays que voici, 1968)
"Passé de mémoire d’ange que je décrypte
Sous les poils crépus des mots sirènes
et les rognures du temps
je remonte le fil des contes crépusculaires
ponctués de déesses marines
de maîtres de carrefours
Au chemin creux des aromates
ma voix sans gîte
redécouvre la paille et le feutre
En bavardages coudés érodant la distance
ma vie reprend ses aises sous l’œil neuf de l’enfance
et à coutures précises
je m’insère à nouveau dans la tendresse d’un peuple
(…)
x
Transcriptions en spirale de paroles-grimoires
Cube ou rectangle
Dé ou domino
Double-six
Blanc partout
Archéologue et ramoneur
je vis dans la coulisse des mythes
À partir d’un fragment
la phrase entière et signifiante
D’une tige carbonisée
tout un feu de Bengale
Le positif d’un peuple sous son ourlet de sang
(…)
Exorcisant à foulée d’Ours et de Scorpion
le concert de voix mercantiles
et le récitatif d’idéologues fripiers
j’ai fui l’envoûtement des mangeurs de lotus
Je n’erre plus maintenant
parmi les boucles dures des visions en losange
Boussoles figées loin des pilleurs furtifs
et des bêtes en papier mâché piégé
j’ai fondé mon lieu vrai
dans la grâce affranchie des miroirs
ma fortune à moi couchée haut
un doigt de sel sur ses lèvres
(…)
Caraïbe oublieux
je retrouve la turbulence des pois de senteur
la farine du dieu sans tremblé ni bavure
et mon midi ludique
ravive sa broderie tendre et ailée
Femme de visitation
il fait un temps protocolaire
et j’ancre ma demeure sous la lune apaisée
mais chiffonnier baladeur et frileux incrédule
je procède à semelle prudente
dans ma neuve oasis
Nomade je fus de récente mémoire"
(La Bélière Caraïbe, 1980)
Dans la fragilité de l'aube
la vie toujours se redessine
et nos doigts tricoteurs
fons refleurir nos pages.
sentinelles du silence
au plus féminin de la nuit
nos doigts
cassent les mots
en haute finalité ludique
Je continue ma lente marche…
Je continue ma lente marche de poète
à travers les forêts de ta nuit
province d’ombre peuplée d’aphones
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
Quel chœur obscène chante dans l’ombre
cette chanson dans mon sommeil
cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
Les mots usuels sont arrondis
collants du miel de la résignation
et la parole feutrée de peur
s’enroule dans nos cerveaux capitonnés
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à la nuit
Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés du doigt
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
car le clavier des maîtres mots des Pères de la patrie
au grenier du passé se désaccorde abandonné
Ô mon pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes