C'est sans doute une immense erreur ou une trahison, je ne devrais peut-être rien divulguer des papiers de Carlos Bota, ces cahiers d'écolier bleus sur lesquels il a griffonné son existence jusqu'à son dernier souffle. Il n'a pas laissé d'instructions précises et définitives sur le destin qu'il leur réservait. Parfois, la nuit, il feignait de les brûler à la flamme d'une bougie, ou bien il disait en ricanant : "Tout ça, tu l'enterreras avec moi!" D'autres fois, quand les douleurs s'estompaient ou disparaissaient, il dissertait pendant des heures sur le meilleur moyen de donner à ses écrits la forme d'un roman, échafaudant des plans minutieux sur les bénéfices de ses droits d'auteur imaginaires : "Tu en remettras cinquante pour cent aux filles, Marta et Cristina; vingt-cinq pour cent à Anna Maria, le reste sera pour toi."
Je lis, accompagné de la voix verticale d'Amalia Rodrigues, dont les fados émergent de vieux enregistrements, sur une radiocassette alimentée de piles rouillées. Je lis, assis sur le sol de planches rectangulaires, fendillées par la canicule, sur la galerie qui écoute la mer; là, des chansons comme Marcha da Mouraria ou Barco negro me renvoient à un Carlos Bota ressuscité, et aux accents de tous ces mois où j'ai tant appris sur la condition humaine et sur moi-même.
Ce matin, quand un jeune rebelle tutsi banyamulenge m'a braqué sa kalachnikov sous le nez, à Masisi, j'ai eu une révélation : le Dieu de Miguel Gil m'envoyait un crétin pour me résoudre le problème complexe du suicide. Tout semblait parfait. La situation présentait tous les avantages possibles : j'économiserais une fortune, celle d'un traitement médical inutile, mes deux filles toucheraient l'assurance vie et une indemnisation somptueuse pour ma mort au combat et je disparaîtrais de la planète, couvert d'honneurs comme je l'avais toujours rêvé.
J'ai beaucoup pensé à Anna ces derniers mois, à l'Ile Afrique. peut-être devrais-je la rejoindre, retrouver ses filles où qu'elles soient, pour leur annoncer personnellement la mort de Carlos et leur dire que maintenant, après tant d'années d'attente et de secret, un avenir sans obstacles s'ouvre devant nous.