Pourtant, à l'origine, Robinson Crusoé n'est qu'une imposture, sans prétention littéraire. Montée par un flibustier de la plume, un des premiers maîtres de l'art de la désinformation et de l'action psychologique, elle dissimule une opération de propagande religieuse et politique. Détail auquel on ne prête plus attention, mais cependant singulièrement révélateur des intentions cachées de son auteur [...].
Les ventes atteignirent alors les quatre-vingt mille exemplaires. C’était du jamais vu. Avec Robinson Crusoé, la librairie vécut sa première grande révolution : la naissance du best-seller. Le livre n’était plus un objet rare, réservé à une élite lettrée ; une nouvelle catégorie de lecteurs était née : le bourgeois, son épouse et leurs enfants, pour qui lire un livre demeurait il y avait peu encore un luxe superfétatoire. Jusqu’alors, le seul ouvrage qu’ils possédaient était le plus souvent une Bible.
« La vie merveilleuse de cet homme excède tout ce qui existe déjà, écrit-il ; la vie d’un seul homme n’étant guère capable de plus grande variété. » Dans le cours du récit, Robinson vient lui aussi à la rescousse du présumé éditeur, toujours dans le même but : anticiper d’éventuelles réactions dubitatives. Il admet que son « histoire est un tissu de prodiges ».
Rien ne prédestinait Vie et Étranges Aventures de Robinson Crusoé, livre sec, sans émotion, dans lequel « on ne rit ni ne pleure », comme l’a écrit Charles Dickens, à pareille fortune : s’ériger en « un des rares mythes dont a été capable la société moderne occidentale ». Et à défaut de ne pas en être l’unique, il en est le plus universel et le plus vivace.
La sagesse et la ténacité dont fait preuve Robinson dans des circonstances aussi adverses ne peuvent qu’instruire les autres hommes.
« L’histoire est une forme de fiction. »
Jorge Luis Borge