Citations de Romano Guardini (31)
Le langage qu'un homme parle est un monde dans lequel il vit et agit ; il lui appartient plus profondément, plus essentiellement que la terre et les choses qu'il nomme son pays.
Toute La Divine Comédie est construite sur cette image du monde médiévale et ptoléméenne. Et non seulement de telle sorte que cette image constitue simplement le théâtre où a lieu la véritable action : elle appartient plus étroitement au sujet du poème, car celui-ci est un chant sur le monde. Ainsi, on peut se demander si, par là, il n'est pas dépassé dans un sens tragique et si sa compréhension n'est pas l'affaire d'une étude historique. Mais ce n'est absolument pas le cas. Et non seulement parce que le facteur humain ou artistique y est si puissant qu'il fait oublier par le lecteur l'inexactitude des représentations astronomiques : La Divine Comédie est valable même dans son image du monde parce que celle-ci est l'image de l'existence directement donnée. Pour notre expérience humaine, la terre reste le centre, en dépit de toute l'astronomie, et pour le sentiment chrétien, elle l'est en un sens encore plus haut, même si la prise de conscience scientifique remet sans cesse cette donnée en question. Pour nos yeux et pour notre coeur, le monde se construit autour de la terre, et tout le temps que la prise de conscience scientifique n'as ps pénétré dans la représentation directe et le sentiment spontané, l'image du monde présentée par Dante reste vraie.
p. 54
En outre, l'oeuvre du poète dépasse sa personne. A plus forte raison l'oeuvre du grand poète - et il s'agit ici d'un des plus grands - n'est pas seulement la simple expression de sa nature, en sorte que la profondeur de l'oeuvre doive avoir pour mesure celle de l'homme qui crée, mais, à travers lui, l'existence même construit. Génie créateur signifie possibilité d'être un organe. Ce qu'il produit est un univers au second degré qui peut avoir des profondeurs dont il n'est pas nécessaire que son auteur sache quelque chose. Qui déduirait la nature d'un enfant de la connaissance et de l'expérience de sa mère tandis qu'elle le portait ? Il est certes son enfant, mais non pas celui de sa subjectivité. Elle est organe de l'existence et quoiqu'elle donne son sang à l'enfant, il tient sa loi de lui-même ou, plus exactement, de l'ensemble. Par elle il est en un rapport immédiat avec l'existence. De même, la psychologie des personnages de Dante atteint de plus grandes profondeurs que celles du conscient de Dante et l'interprétation a pour tâche d'expliquer l'oeuvre à partir d'elle-même et du tout de l'existence.
p. 39
Abâtardissement partout. Toute hiérarchie se perd. Chacun se croît autorisé à tout. Plus d'assujettissement de l'existence à ce qu'imposent la réalité des choses, la grandeur d'une forme issue de l'histoire ou de la vie sociale. Rien n'est plus révéré. Tout flotte comme l'oiseau dans l'air. Rien n'est à l'abri. N'importe qui s'en prend à n'importe quoi. Tous les problèmes philosophiques, tout l'art, tous les événements historiques, tout ce qui relève de la personnalité, jusqu'aux derniers replis du souvenir, correspondances et journaux intimes, tout ce qui a valeur spirituelle, jusqu'aux témoignages touchant les plus profonds mystères, tout est mis sur le marché.
A vrai dire, je crois - pour anticiper quelque peu sur les conclusions - que nous devons considérer la mélancolie comme un état d’âme où se révèle, en somme, le point critique de notre situation humaine.
(page 28)
Nous ne devons pas faire comme si c’était dans l’ordre que le Christ a été rejeté et qu’il a souffert. Ce n’est pas dans l’ordre. La Rédemption ne devait pas se faire ainsi. Qu’il en soit advenu de la sorte, a été de la faute de la présomption humaine et les conséquences en sont entrées dans l’existence chrétienne. Nous n’avons ni l’Église qui aurait pu être jadis, ni celle qui sera un jour. Nous avons l’Église qui porte sur elle les stigmates du second péché originel.
Le mélancolique ne se sent vraiment à l’aise que dans la solitude. Personne autant que lui n’a besoin de silence. Le silence est pour lui comme une présence, une atmosphère spirituelle qui lui permet de respirer, qui l’apaise et le met à l’abri.
(page 43)
Dans sa substance la plus intime, la mélancolie est nostalgie de l'amour. De l'amour sous toutes ses formes et à tous ses degrés. De la sensualité la plus élémentaire jusqu'à l'amour suprême de l'esprit. L'impulsion de la mélancolie est l'Eros, l'exigence d'amour et de beauté.
Le Paradis parle de cet ordre éternel qui prend naissance quand la plénitude du bien et de la sainteté se réalise dans les créatures de Dieu. Cette existence est totalement vérité, dévoilement, ouverture. L’intime de l’être a pris forme et l’extérieur est devenu une profondeur toute pure. L’existence se situe dans un pur présent, n’a plus rien de mystérieux ni de secret. Tout est lumière – sans doute rien n’est plus mystérieux pour les yeux qui ne savent pas encore voir. Les structures et les formes du Paradis sont faites de lumière et Dante doit modeler dans la lumière.
Le moyen âge a créé des choses magnifiques et réalisé des institutions parfaites pour la vie en commun des hommes, donc une culture de tout premier ordre. Mais tout cela était considéré comme servant la création divine. Pendant la Renaissance, l’œuvre et celui qui la réalise acquièrent une importance nouvelle. Ils s’attribuent une signification qui, auparavant, était propre à l’œuvre divine. Le monde cesse d’être création et devient « nature » ; l’œuvre humaine n’est plus un service déterminé par l’obéissance à Dieu, mais une « création » ; l’homme, auparavant adorateur et serviteur, devient « créateur ».
La pensée fondamentale de la hiérarchie est loin de nous. D'abord, à cause de l'individualisme des temps modernes pour lequel il est difficile en général d'admettre un ordre des personnes - un ordre réel de personnes réelles - mais avant tout parce que notre expérience spirituelle s'est de plus en plus appauvrie. Le principe hiérarchique suppose différence et ordre dans l'esprit, mais pour nous, l'esprit a glissé d'une part au psychologique, d'autre part à l'abstrait ; il est devenu contenu de la conscience ou concept. Il est devenu simple, monotone, vide. Qu'il y ait en lui grandeur, hauteur, profondeur, force, ardeur, pureté, hardiesse, dignité, beauté, lutte, audace, création, architecture, destinée, ravissement, paix, tourment, nostalgie, amour, solitude, que tout soit en lui et à tous les degrés ; qu'en lui le "monde" se construise avec toutes les formes de l'être et toutes les dimensions de la puissance, nous ne le sentons plus. Comment, autrement, l'esprit pourrait-il être vilipendé comme dépourvu de vie, alors qu'il est vie tout ardente ? Des textes comme le début de la Seconde Elégie de Rilke ou les analyses d'un Dostoïevski et d'un Georges Bernanos montrent dans quel sens l'expérience et la pensée devraient se développer pour recommencer à saisir quelque chose de tout cela. Dès que ces préalables font défaut, la hiérarchie devient une simple construction de la pensée, alors qu'elle est la réalité la plus puissante.
p. 67
Ce n'est que quand nous arrivons dans un vieux village ou une région qui ne soit pas encore envahie par l'industrie, que nous nous rendons compte de ce qui a été anéanti.
Partout je vois disparaître la forme que prenait la vie, ce qui faisait de chaque chose un phénomène unique. Tout devient impersonnel. Une singulière absence de réalité s'empare des hommes et des choses.
Mais ceci nous permet de nous approcher de la valeur centrale de la mélancolie : dans sa substance la plus intime, elle est nostalgie de l’amour.
De l’amour sous toutes ses formes et à tous ses degrés, de la sensualité la plus élémentaire jusqu’à l’amour suprême de l’esprit.
L’impulsion de la mélancolie est l’Éros, l’exigence d’amour et de beauté.
(page 57)
Une chose est importante pour la signification de la Divine Comédie : le héros ne se détache pas du terrestre imparfait – comme c’est le cas, par exemple, dans le Faust de Goethe – pour disparaitre dans l’éternel, mais il revient dans l’espace terrestre et la communauté humaine. Ce que l’esprit contemple est le sublime absolu qui ne l’éloigne pourtant pas de l’histoire et lui donne au contraire lumière et force pour réaliser l’ordre terrestre véritable.
Je crois que l’on parvient à une compréhension plus profonde en admettant que Dante a réellement fait l’expérience d’une vision qui lui a révélé la nature du monde, le sens de l’histoire et de son existence personnelle, ceci à une époque qui signifiait pour lui le tournant de sa vie intérieure, et en rapport avec la personne de Béatrice, alors morte, mais qui menaçait aussi d’être perdue intérieurement pour lui.
Dans la Divine Comédie, pas de « sentiment intime et profond » au sens où nous l’entendons : seulement des substances et des puissances. Ce que nous nommons « expérience religieuse » est presque absent du poème ; tout n’est qu’événement, décision, conséquence, état, être. Ainsi, Dieu n’est pas non plus celui dont on fait l’expérience, porté dans la conscience, mais Celui qui est, mais l’Être qui dépasse l’entendement, dont le mystère s’exprime par le fait qu’on parle peu de lui directement.
Le problème essentiel, autour duquel tournera la future tâche de la culture et dont la solution commandera tout, non seulement le bien-être et la misère, mais la vie et la mort, c’est la puissance. Non pas pour l’intensifier, cela ira de soi, mais pour la dompter et en faire bon usage.
« Les abîmes des origines se sont ouverts. Voici de nouveau l'envahissement désordonné des forêts meurtrières. Tous les monstres des solitudes, tous les effrois des ténèbres, sont revenus. L'homme se trouve de nouveau en présence du chaos, et c'est d'autant plus terrible que la plupart des hommes ne le voient absolument pas... " Le mal n'est pas sans remèdes. Le sérieux qui peut l’affronter demande la vérité, une force sans pathétique, spirituelle, engageant la personne, et opposée au chaos menaçant " S’opposer au mal qui vient révélera ce qu’est la liberté, la liberté intérieure à l'égard de la violence qui exerce son emprise sous toutes les formes ; la liberté qui ne peut être acquise que par une véritable éducation, extérieure et intérieure, et par l'ascèse. »
Le problème si grave de la puissance ne sera résolu que si l'homme apprend à lutter contre lui-même, à se renoncer, à se maîtriser et, par là aussi, à maîtriser sa propre puissance ".
Dans le chapitre qui traite de la Résurrection, il fut précisé ce qui sera introduit dans l’éternité : non pas « l’âme » seule ou « l’esprit », mais l’homme vivant, l’homme en son être tout à la fois âme et corps, le résumé de son destin, le contexte de ses actes et de ses œuvres, dans la mesure où le jugement les a confirmés et ratifiés.
Cette affirmation est inouïe ; elle n’est pourtant que le dernier maillon d’une chaîne qui court sous le message chrétien tout entier.
(page 109)