Le monde adulte qui dirige le lycée considère que c'est un moment d'enseignement (le nouveau terme à la mode): les élèves sont censés apprendre à gérer le chagrin, le deuil et la solitude, rien que ça, en s'asseyant dans les gradins d'un stade de foot pour s'entendre présenter la réalité de la mortalité. Comme si ça pouvait s'enseigner. Ca se ressent, c'est tout. Et je vous jure que personne n'a besoin d'aller s'asseoir dans un stade de foot pour l'éprouver.
Je ne veux pas qu'un mâle séduisant me dise d'aller en voir un autre. Ce que je veux vraiment, c'est que tous les mâles séduisants veuillent que je sois à eux. D'accord. C'est très simple. Rien de mal à ça. Je suis juste un peu égocentrique.
Toute histoire a un sens. Toute histoire a une raison et un parcours. Toute histoire a une fin.
— Tu travailles ici ? me demande-t-il.
D'accord, alors il ne m'a pas suivie ici. Alors il ne sait pas que j'existe. Et ses yeux sont juste d'un gris pâle hypnotique, avec des points violets (que je n'avais pas encore remarqués), et je m'humilie en n'arrivant même pas à ciller. Il va dire :
— Attention, Sloane, tu as les yeux qui te sortent de la tête.
Si seulement il connaissait mon nom. Ce qui, grâce au ciel, n'est apparemment pas le cas. Oh, mon Dieu ! Il a posé une question, non ? Vite, mon cerveau, allez, allez...
— Non, je suis juste assise derrière ce bureau parce que la personne qui travaille vraiment ici aime que je garde son fauteuil au chaud pendant son absence.
Non, mais qu'est-ce qui m'a pris de lâcher ça ? Il va me prendre pour une vraie débile.
— C'est très gentil à toi. Peut-être qu'un jour tu feras la même chose pour moi.
Pourquoi a-t-il dit ça ? Et qu'est-ce que ça signifie ? D'un autre garçon, ça pourrait définitivement être une tentative de drague. Dans mon esprit défilent des images de moi tenant son siège au chaud.
— Je voudrais adopter.
On ne pourrait pas essayer d'avoir des enfants naturellement d'abord ?
— Qu'est-ce que tu cherches ?
— Un chat et un chien. J'ai laissé les miens à ma soeur, à San Francisco. Et ils me manquent vraiment, vraiment.
Il embrasse ma nuque. Mon corps s'illumine et mon cœur s'enfle à s'éclater. Nous allons rester comme ça pour l'éternité, je le sais. Et je n'en demande pas davantage. C'est ce que j'ai toujours voulu, à chaque battement de mon cœur, pendant toute l'année écoulée. Depuis sa mort.
Comme c'est réconfortant d'apprendre ce qu'est réellement la mort. C'est pour toujours. Et c'est une bonne chose. Tant qu'on est ensemble. C'est la réponse. Au problème que je m'efforçais désespérément, et en vain, de résoudre. Comment vivre sans lui. Maintenant, je le sais. L'amour est plus fort que la mort. Plus fort que tout. Je ne serai plus jamais sans lui.
Je peux dormir, maintenant. Je peux m'endormir dans ses bras.
Maggie ne me fera pas cesser d'être. Pas pour lui, du moins.
Je ferme les yeux.
Et je lui dis :
- Je t'aime.
Ne te raconte pas qu'il n'y pas de quoi être triste. Parce que le vouloir très fort fait partie de ce qu'il faut pour réussir dans la voie que tu t'es fixée. Ce que tu as réussi à faire aujourd'hui montre que tu y arriveras.
- Je voudrais adopter.
On ne pourrait pas essayer d'avoir des enfants naturellement d'abord ?
- Qu'est-ce que tu cherches ?
- Un chat et un chien. J'ai laissé les miens à ma petite soeur, à San Francisco. Et ils me manquent vraiment, vraiment.
Incroyable. Il aime les animaux. Il n'est absolument pas comme je l'imaginais. C'est un être doux, gentil, attentif, adorable, parfait, parfait, parfait ...
- Eh bien, ici, ce n'est pas San Francisco, on n'a qu'un sélection limitée. Mais on va regarder voir.
Regarder voir ? J'ai vraiment dit "regarder voir" ?
Il y a des moments où je suis épuisée de protéger mon secret. Des moments, comme hier matin, où je me tâte : et si je leur disais la vérité ?
Mais la peur que le barrage cède et que le tsunami de ma folie nous engloutisse tous est bien plus forte que le fardeau du secret.
Le docteur Edelstein a aussi été mon pédiatre. Je ne sais combien de fois je lui ai vomi dessus.
- Ce n'est qu'une petite crise d'hypoglycémie, annonce-t-il. ça arrive parfois quand les enfants font des poussées de croissance.
Il me tend une ordonnance. Il a griffonné quelques mots que je serais incapable de déchiffrer quand bien même ma vie en dépendrait, mais je crois distinguer en dessous "taille mini".
Il hoche la tête, confirmant le diagnostic.
- Oui. Jade doit toujours avoir sur elle un Snickers d'urgence. Ordre de la faculté.
Et, chose stupéfiante, la dite Jade consent au traitement.
- Bonne nuit, ma beauté. J'espère que tu rêveras de moi.
Et j'ai l'audace de répondre :
- D'une curieuse façon, c'est déjà le cas.