Citations de S. J. Watson (270)
Et pourquoi Ben ne me l'avait-il pas dit ? Pourquoi n'avait-il pas gardé un exemplaire de mon roman? Je l'ai vu, caché quelque part dans une boîte dans le grenier ou la cave. Pourquoi ?
J'ai essayé de visualiser la scène, de me souvenir de nous deux, jeunes, dans une bibliothèque, entourés de papiers trempés, en train de rire. Je n'y suis pas parvenue et j'ai ressenti le coup de poignard douloureux de la tristesse. J'imaginais que tous les couples devaient aimer l'histoire de leur rencontre - qui a parlé à qui et a dit quoi - et moi, je n'ai aucun souvenir de la nôtre.
"Ca, c'est Canary Wharf, m'a-t-il dit, en me montrant un édifice qui, même à cette distance, paraissait incroyablement haut. Il a été construit au début des années 1990, je crois. Ce sont les bureaux, ce genre de choses."
Les années 1990. C'était bizarre d'entendre une décennie que je ne me rappelais pas avoir vécue ainsi résumée en deux mots. Je dois avoir manqué tant de choses, tant de films et de livres, tant d'événements. Des catastrophes, des tragédies, des guerres. Des pays tout entiers se sont peut-être démantelés tandis que j'errais, inconsciente, d'un jour à l'autre.
Non seulement j'ai couché avec un homme marié, mais en plus j'ai fait ça chez lui, on dirait, dans le lit qu'il doit partager d'habitude avec sa femme. Je m'allonge à nouveau pour reprendre mes esprits. Je devrais avoir honte.
Je me demande où se trouve la femme. Faut-il que je m'inquiète de la voir arriver d'un moment à l'autre ? Je l'imagine, plantée à l'autre bout de la pièce, en train d'hurler, de me traiter de traînée. Horrible méduse coiffée de serpents venimeux. Je me demande comment je vais me défendre, si elle débarque, ou même si je le peux. Le type dans le lit ne paraît pas très inquiet pourtant. Il s'est retourné et il continue à ronfler.
Je m'apprête à saisir le savon mais quelque chose ne va pas. Au début je n'arrive pas à comprendre ce que c'est, finalement, si. La main posée sur le savon ne ressemble pas à la mienne. Sa peau est fripée et les doigts sont boudinés. Les ongles ne sont pas faits, ils sont complètement rongés, et, comme celle de l'homme couché dans le lit que je viens de quitter, elle porte aussi une alliance en or, toute simple.
Je me souviens de tout; Je souris.
"le t'aime" dis-je tout bas.
je ferme les yeux et je m'endors.
Ma mémoire s'arrête ici, se fracture en deux. Une partie de moi est calme, silencieuse. Sereine. Elle regardait l'autre partie qui gesticulait et criait, et qui devait être retenue par le Dr Nash et le Dr Wilson. Tu devrait te tenir enfin, semblait-elle dire. c'est très gênant.
Mais l'autre partie était plus forte. Elle avait pris le dessus, était devenue le vrai moi. Je criais encore et encore, et me débattais. Je me suis jetée sur la porte.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi. Pour moi le temps s’étire à l’infini, il n’a presque aucun sens.
Il y a deux moi, maintenant, maintenant, dans un seul corps ; l’un est une femme de quarante-sept ans, calme, polie, consciente des comportements qui sont convenables et de ceux qui ne le sont pas, l’autre a une vingtaine d’années, et elle hurle. Je n’arrive pas à décider laquelle est moi.
La première page est blanche, sans lignes. J'ai écrit mon nom à l'encre noire au milieu. Christine Lucas. Je m'étonne de n'avoir pas écrit Personnel ! en dessous. Ou Lecture interdite !
Quelque chose a été ajouté, quelque chose d'inattendu, de terrifiant. De plus terrifiant que tout ce que j'ai vu aujourd'hui. Là, sous mon nom, à l'encre bleue et en lettres majuscules se trouvent les mots suivants :
NE PAS FAIRE CONFIANCE A BEN.
Mais il n'y a rien que je puisse faire. Je tourne la page.
Je commence à lire l'histoire de ma vie.