Catherine, étudiante en cinéma, s’ennuie et fantasme. Sur son chargé de TD. Sa copine d’amphi. Son petit ami qu’elle adore. Des scénarios complexes, volontiers brutaux, qui la poussent à chercher plus loin, plus fort, plus libérateur. Inassouvie et chauffée à blanc par les récits de son amie Anna, elle fraye et se commet, confronte fantasme, limites et réalité, jusqu’à pousser les portes de la très fermée Juliette Society, où les puissants du monde se laissent aller à toutes les luxures…
Dit comme ça, Juliette Society ressemble à un porno un peu naze, un lot de scènes de fesses et d’orgasmes en gros plan reliés par une intrigue des plus tenues. Et justifierait par la même occasion l’étiquette « la nouvelle E.L. James », malheureusement. Soyons clair : le sexe constitue en effet 90% de la matière du roman. Si cela vous gêne ou vous ennuie, ce (court) livre va vous tomber des mains, tant pis pour lui.
Du sexe, seul, à deux ou en groupe, en pensées, en paroles, en action et sans omission suffit-il à faire de la littérature érotique ? Non. Tout est une question de visée. Et d’équilibre. Le roman suit le parcours érotique d’une jeune femme, des fantasmes qu’elle élabore à ceux qu’elle met en pratique, rejoignant ainsi la tradition du roman d’apprentissage. Mise à mal, la tradition. L’apprentissage se porte bien, merci. Je compte comme l’une des réussites le fait que la majorité des scènes de sexe soient justement des fantasmes, des rêves éveillés de Catherine, en forme de « et si… ». Roman dans le roman. Discours suspendu dans le courant de l’intrigue. L’héroïne est mue par le besoin de pousser ses limites, et l’on se doute que le sexuel est le medium de cette interrogation. Non pas en tant qu’outil mais parce que l’auteur, en bonne enfant de la psychanalyse, part du principe que le sexuel est le cœur de l’individu. Soit. Voyeuse à la manière du spectateur de film porno, elle s’excite dans le mimétisme avant toute mise en pratique. Voir pousse à faire, mais surtout à penser. Pour cru qu’il soit, l’érotisme de Sasha Grey est avant tout cérébral et les expériences de Catherine la poussent à mettre en question les rapports humains (jeu de mots, oui, j’assume), les dynamiques sociales. Ce n’est pas particulièrement nouveau, Sade en fait autant même si sur un tout autre registre. Roman sur la libération des pulsions, d’un moi instinctif non policé, Juliette Society offre curieusement un discours intérieur ultra maîtrisé. Même jetée dans les remous des parties de jambes en l’air les plus hardcore, Catherine est hyper lucide, toujours analytique. Elle se laisse perdre mais sans perdre pied. À l’inverse de Virginie Despentes, par exemple, Grey n’écrit pas avec ses tripes (que je hais cette expression…). J’apprécie. De la même façon, elle écrit cru. Très cru. Et très rationnel. Personnellement, je suis allergique à la poétisation du sexuel romanesque. Aux jolies métaphores censées exprimer la passion. Aux périphrases enturbannées, à la course aux adjectifs qui cachent ce sein que l’on ne saurait voir alors qu’on en a bien envie quand même. Il me semble que c’est un aveu de lâcheté, parce qu’il est tellement plus simple de faire du décoratif que de parler franc, et cru – ce qui ne s’applique pas qu’aux scènes de cul, d’ailleurs. Il n’y a pas trente-six façons d’appeler un chat, un chat. D’autant qu’à chercher les synonymes, on tombe vite dans le grotesque, ce qui ne rend pas le texte excitant (puisque c’est un peu le but, tout de même). Il ne s’agit pas pour autant d’une écriture particulièrement remarquable, mais disons qu’elle sert bien son propos.
Là où les choses sont plus confuses, c’est lorsque l’auteur abandonne le chemin du sexe pour étendre le propos. Pour rappeler qu’il ne s’agit pas (pas seulement) de pornographie. L’auteur fait de nombreuses références cinématographiques, à Citizen Kane et Belle de jour principalement, le film de Buñuel servant de déclencheur au cheminement de Catherine. Ce n’est ni artificiel ni mal venu, mais disons qu’il y a un côté bonne élève qui s’applique un peu voyant. L’intrigue est également victime de son succès : toute l’énergie consacrée à dévoiler sans dévoiler ce qu’est la « Juliette Society », à monter pierre par pierre la tension vers la révélation finale, crée une attente qui ne se concrétise pas vraiment. Pour faire clair sans spoiler, la société secrète et la scène finale sont légèrement convenues, on voit venir la surprise d’assez loin et c’est un peu confus – et au final, on s’en fout, de cette société suffisamment terrible pour donner son nom au roman. Disons que comparer Juliette Society à Fight Club est exagéré, même s’il existe des similitudes tout à fait flatteuses pour l’écriture de Sasha Grey.
Que retenir du discours intérieur de Catherine et de ses débordements contrôlés… Qu’il serait dommage de classer Juliette Society au rayon de la littérature érotique et de jeter la clé. Que je ne sais pas trop quoi penser du débat autour du « porno féminin » et que je m’en fiche un peu, si ce n’est qu’il est toujours bon de rappeler que l’organe le plus érogène d’une femme, c’est son cerveau (d’un homme aussi, j’imagine, mais d’une, je n’en sais rien, de deux, ce n’est pas le sujet). Le roman n’est pas parfait, je ne suis pas certaine qu’il soit inoubliable, mais pour trouble que soit le sujet, l’ensemble est paradoxalement assez sain.
Lien :
http://luluoffthebridge.blog..