Pour incontestables que soient ces constats, le kémalisme a rapidement atteint un de ses objectifs principaux : celui de transformer l'image du Turc dans l'esprit des autres, comme dans le sien. Si superficielle qu'elle puisse paraître, l'élection de Miss Turquie comme Miss Monde en juillet 1932 est considérée comme une véritable consécration de la Turquie kémaliste. « Mon succès, écrit l'heureuse élue, témoigne des idées que vous avez inspirées aux femmes de votre pays. »
Alexandre Jevakhoff.
Mustafa Kemal et le kémalisme (p.74) Alexandre Jevakhoff,
En dépit de cette identification du pays et du régime à sa personne, Mustafa Kemal Atatürk ne cède pas à la tentation dictatoriale. L'unicité du parti ne constitue pas un dogme kémaliste ; au contraire, par deux fois, il suscite lui-même la création d'un parti d'opposition, en 1924 avec le Parti progressiste (Terrakiperver Fırka), et en 1930 avec le Parti libre (Serbest Fırka). L'échec des deux tentatives est incontestable et, au tamis de certains donneurs de leçons, impardonnable. Tout comme le sont, pour les mêmes, l'interdiction du Parti communiste et donc l'emprisonnement de ses membres, ainsi que le fonctionnement entre 1925 et 1927 des tribunaux de l'indépendance qui condamneront à mort 640 personnes, dont la moitié par contumace. S'il rejette la dictature (« Je ne suis pas un dictateur, écrit-il en 1935 dans une correspondance privée, je ne désire pas que le gouvernement brise les cœurs, mais plutôt les gagne »), Mustafa Kemal garde des réflexes militaires pour apprécier les risques d'échec de sa « mission » : assurer l'indépendance, et donc « le progrès », d'une Turquie républicaine.
La démocratie et l'autoritarisme vont de pair (p. 155) Semih Vaner
L'armée participe aux élections, sans y participer. Il y a une vingtaine d'années, un politologue, Alain Rouquié, réfléchissant au rôle des institutions militaires là où elles s'imposent comme des forces politiques incontournables, a développé une problématique stimulante. Son concept de « parti militaire », sans prétendre assimiler les armées à des formations partisanes, attire l'attention sur le fonctionnement politique de celles-ci. « Les processus à l’œuvre tournent autour d'une interaction conflictuelle entre les tendances et courants militaires plus ou moins cristallisés ou organisés (les « partis militaires ») et l'Institution armée, ses structures et ses rôles (y compris politiques), le « Parti militaire » dans lequel viennent interférer, enfin, les tentatives de captation et de cooptation des « partis civils ». » Il faudrait en effet commencer en évoquant le « parti militaire », que son rôle soit visible ou invisible.
Structures de pouvoir, coercition et violence (p.228) Hamit Bozarslan
Quelles que soient les configurations spécifiques qui lui donnent naissance, la violence en Turquie peut être lue comme un résultat, ou comme une réponse, aux structures du pouvoir. En dépit de leurs transformations depuis les années 1950, ces dernières s'avérèrent en effet incapables d'intégrer les nouvelles forces sociales et politiques du pays et de reconnaître sa pluralité ethnique, culturelle et confessionnelle.